L'Opéra de quat'sous : Capitalisme sauvage
Scène

L’Opéra de quat’sous : Capitalisme sauvage

La mise en scène de L’Opéra de quat’sous par Robert Bellefeuille échoue à éclairer la dimension politique de l’oeuvre de Brecht. Dommage.

Le concept de "mobilité sociale" existe à peine en 1928 quand Bertolt Brecht et Kurt Weill écrivent L’Opéra de quat’sous. Séduite par le capitalisme et les plaisirs faciles, la classe sociale la plus élevée ne cesse de s’enrichir pendant que les pauvres s’appauvrissent. Une ronde irréversible. Pour les pauvres, les options sont minces: ils deviennent mendiants ou bandits, et les bandits s’en sortent bien mieux, acoquinés qu’ils sont avec les forces de l’ordre.

C’est cette situation, simple mais vraie, que Brecht expose dans son théâtre musical inspiré de L’Opéra des gueux de John Gay. Soixante-dix ans plus tard, mobilité sociale ou pas, la situation n’a pas tellement changé pour les couches sociales inférieures, que les grandes utopies de la gauche ne sont pas arrivées à faire sortir du marasme. L’oeuvre est donc d’une terrible actualité, pointant avec justesse les inégalités sociales et les mécanismes d’exclusion du capitalisme.

Est-il pour autant interdit de réinterroger cette très vivante matière? C’est peut-être à cause de sa troublante actualité que le metteur en scène Robert Bellefeuille, s’appuyant sur une nouvelle traduction de René-Daniel Dubois, a voulu retrouver la "fraîcheur" de L’Opéra de quat’sous et s’éloigner des multiples couches d’interprétation qui l’ont recouvert au fil du temps. Mais à quoi bon retrouver cette fraîcheur si le résultat n’est qu’absence? Absence de réappropriation de l’oeuvre, absence d’idée de mise en scène, quasi-absence de la dimension politique: on ressort du Théâtre du Nouveau Monde en se demandant très fort ce qui vient de nous être communiqué, outre l’écho de jolies voix au trémolo parfois insistant.

Retourner aux sources de l’oeuvre, pourtant, n’est pas sans pertinence. Dans un esprit de reconstitution archéologique, on parviendrait certainement à mettre en lumière la force des mots et des situations brechtiennes, puis à retrouver la puissance originale des procédés de distanciation (songs, annonce des titres des chansons et adresses au public). Ce qui nous ramènerait inévitablement à une démarche historiciste, car il y a toujours chez Brecht une forte tension entre ce qui est raconté et le cadre historique de l’action, et un fort ancrage des personnages dans une époque, provisoire mais agissante dans l’histoire.

Or, on ne retrouve rien de tout cela dans la mise en scène de Bellefeuille. Il s’agit plutôt d’une mise en spectacle où tout semble concorder à n’éclairer que la dimension festive de l’oeuvre, tout en cultivant l’illusion de respecter Brecht en ne faisant jamais sortir les acteurs de scène et en "dévoilant" quelque peu les ficelles du théâtre. Or, chez Brecht, même si tout n’est pas uniformément noir, les chansons et les paroles adressées au public ne cherchent pas à divertir la foule.

Bellefeuille ne l’ignore pas, mais en persistant à éclairer les acteurs de douches de lumière pendant leurs solos chantés ou à cultiver entre le spectateur et l’acteur une rigolote complicité plutôt qu’une relation réflexive, il se rapproche plus d’une forme de "Broadway pauvre" que d’une mise en scène brechtienne. Dommage, vraiment dommage.