Christian Spuck, Hervé Courtain et Émilie Durville : Formes nouvelles
Scène

Christian Spuck, Hervé Courtain et Émilie Durville : Formes nouvelles

Les danseurs Hervé Courtain et Émilie Durville interprètent les rôles-titres du ballet Léonce et Léna avec lequel le chorégraphe allemand Christian Spuck ouvre la saison des Grands Ballets Canadiens de Montréal. Une oeuvre multicouche qui livre une critique sociale sous le couvert d’un chassé-croisé amoureux.

Les Grands Ballets Canadiens de Montréal (GBCM) nous donnent à découvrir cette année trois chorégraphes de la relève allemande. Âgé de 41 ans, Christian Spuck est le premier de la liste et non le moindre. Arrivé très tardivement à la danse, il a travaillé en Belgique avec Jan Lauwers puis Anne Teresa De Keersmaeker, avant d’intégrer le Ballet de Stuttgart où il a fait ses débuts chorégraphiques trois ans plus tard. On était alors en 1998 et sa première pièce obtint un si franc succès que deux compagnies l’inscrivirent à leur répertoire.

Depuis, il a créé quelque 25 oeuvres pour une dizaine de compagnies, s’est frotté au théâtre et à l’opéra, et a fait l’objet de plusieurs distinctions. En plus d’être brillant, il est aussi sympathique qu’accessible. "J’ai commencé par le mouvement abstrait, et quand j’ai créé des oeuvres de longue durée plus basées sur des histoires, j’ai cherché comment le mouvement pouvait porter un sens en lien avec des personnages et des situations, raconte-t-il. Au début, je faisais des choses juste parce qu’elles me plaisaient. Aujourd’hui, la question du pourquoi je fais quelque chose est devenue primordiale."

Créé en 2008, Léonce et Léna est son cinquième ballet sur pointes. Pour répondre à la commande d’une oeuvre drôle par l’Aalto Ballett Theater d’Essen, Spuck a choisi d’adapter une comédie satirique que Georg Büchner, auteur du célèbre Woyzeck, a écrite en 1838. "Il faut partir de quelque chose de sérieux pour arriver à quelque chose de drôle; sinon, c’est plat et superficiel, commente le chorégraphe. J’avais vu la pièce quand j’étais enfant et elle m’était restée en mémoire. Je me souvenais d’avoir été impressionné, mais aussi de m’être ennuyé parce que je n’avais pas tout compris. Alors, j’en ai regardé différentes versions sur vidéo et j’ai pensé que ça pourrait marcher parce qu’il y a de l’abstraction, de la fantaisie et que c’est une critique de la société et du romantisme."

Un conte vitriolé

Ce ballet en trois actes raconte l’histoire de Léonce et Léna, héritiers respectifs des royaumes de Popo et Pipi, qui s’enfuient de chez eux pour échapper à un mariage arrangé. Mais voilà qu’au détour d’une rencontre, ils tombent amoureux l’un de l’autre. Le prince sort enfin de l’ennui profond dans lequel il était plongé. La princesse, éprise de liberté, hésite à se laisser aller aux douceurs de l’amour. Ils seront finalement mariés contre leur gré, à l’occasion d’un bal masqué, théâtre de marionnettes où ils sont déguisés en automates. L’amour a beau être partagé, la joie est assombrie par le poids du carcan social qui entrave les libertés individuelles. Pied de nez au romantisme et critique de l’absolutisme dominant l’Allemagne de la fin du 19e siècle, le propos demeure d’une criante modernité.

"La langue est si brillante et raffinée que l’adaptation a été très difficile", commente Spuck, qui s’est adjoint les services d’une dramaturge qui a nourri la réflexion et collaboré au processus créatif. "Büchner puise dans l’histoire de la littérature en s’inspirant, par exemple, d’éléments de la commedia dell’arte et de Shakespeare. J’ai essayé de rendre compte de ça par une sorte d’ironie dans le choix des musiques, qui sont très entraînantes alors que l’atmosphère générale est lourde et mélancolique, et par l’introduction d’emprunts à l’histoire du ballet qui nous amusent beaucoup." Ainsi, la rencontre de Léonce et Léna contient trois extraits du Roméo et Juliette de John Cranko, et la réunion des ministres fait référence à La Table verte de Kurt Jooss (une oeuvre fondatrice de la danse-théâtre) puis à l’ouverture de La Belle au bois dormant quand ils parlent de mariage.

Une oeuvre chorégraphique devrait pouvoir rester vivante et évoluer sans cesse. Tel est le credo de Christian Spuck qui a profité de la transmission de sa pièce au GBCM pour la revisiter, collaborant avec des danseurs techniquement beaucoup plus forts que ceux de la création originale. "Les danseurs ici ont connu un plus grand nombre de chorégraphes, reconnaît-il. Ils sont plus riches, plus intelligents, plus fins et sont à même de comprendre les subtilités des personnages. C’est un cadeau d’autant plus beau de recréer la pièce ici que nous avons une scénographie différente et que nous avons à créer de nouvelles scènes et connexions. Ça a été très inspirant de travailler avec ces gens-là."

Du 21 octobre au 6 novembre
Au Théâtre Maisonneuve de la PdA

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En studio avec les danseurs

Hervé Courtain et Émilie Durville ont intégré les GBCM il y a sept ans et c’est la première fois qu’ils ont l’occasion de danser en duo. Accompagnés sur scène de 23 autres interprètes, ils tiennent les rôles-titres de Léonce et Léna en alternance avec Jeremy Raia et Xuan Cheng. L’un et l’autre ne tarissent pas d’éloges sur Christian Spuck, soulignant son humanité, sa sensibilité, son ouverture et son implication passionnée dans la création. Et s’ils retrouvent dans sa gestuelle des influences classiques et contemporaines, c’est son approche théâtrale qui, selon eux, le distingue plus particulièrement.

"La pièce n’est pas construite sur le langage chorégraphique mais sur le langage théâtral, sur la manière d’utiliser l’espace, précise Courtain. Elle ne permet pas de découvrir quel chorégraphe il est, mais plus qui il est en tant qu’artiste en général. On sent que c’est quelqu’un de très visuel qui a de la facilité à gérer des grands groupes." "Ce qui est très bien avec Christian, c’est qu’il nous demande d’être nous-mêmes, d’avoir notre propre interprétation du personnage et d’être le plus naturel possible, ajoute Durville. Et c’est pareil au niveau du mouvement: il veut que ce soit confortable pour nous."

On ne s’étonne donc pas que le ballet prenne des couleurs très différentes selon la distribution qui l’interprète. Les pas sont les mêmes d’une version à l’autre, mais les danseurs sont libres de les exécuter à leur manière. Car ce que Spuck cherche, c’est l’authenticité et la justesse qui vont rendre l’oeuvre crédible. Et il travaille tant sur la mise en scène que certains journalistes lui ont reproché de négliger l’innovation chorégraphique dans ses plus récentes créations. "Pour l’instant, cela ne m’intéresse pas, nous a-t-il confié. Ce qui m’intéresse, c’est de créer une nouvelle forme de théâtre avec la danse."

Au-delà des difficultés techniques de la gestuelle, l’accent a été mis sur la psychologie des personnages et les rapports qu’ils entretiennent entre eux pour construire une bonne dynamique générale. En plus des six semaines passées avec le chorégraphe et des deux semaines et demie avec son assistante, les danseurs ont discuté entre eux et observé l’autre distribution pour mieux comprendre leurs personnages respectifs et affiner leur interprétation.

"Au début, j’ai vu que Xuan regardait son partenaire beaucoup plus souvent que moi et qu’elle avait toujours une main ou quelque chose proche de lui, raconte Durville. Du coup, j’essayais de voir comment je me sentais en regardant plus Hervé ou en m’approchant plus de lui et j’évaluais dans quoi je me sentais le plus confortable. C’est bien de suivre l’élan de ton premier instinct et de voir ce que font les autres, ça donne une vision plus large de la pièce."

"Parfois, ça nous permet aussi de voir qu’on a oublié ou raté une idée qui était censée être là, renchérit Courtain. De se dire: "Ah oui, il se retourne vers elle à ce moment-là parce qu’il s’est passé telle ou telle chose avant. Je n’avais pas fait la connexion." On peut avoir des trous dans l’histoire, et voir comment les autres la développent permet de vérifier si ce qu’on fait est lisible."