Catherine De Léan et Geneviève Schmidt : Femmes de demain
Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges, de Michel Tremblay, est un roman à la structure éminemment théâtrale. Serge Denoncourt le transforme en tragicomédie au rythme fulgurant. C’est ce que nous racontent, emballées, les comédiennes Catherine De Léan et Geneviève Schmidt.
Elles travaillent toutes deux pour la première fois avec Serge Denoncourt et me diront, chacune de leur côté, à quel point les directives du metteur en scène sont claires et sans équivoque. C’est qu’il a ses repères dans l’oeuvre de Michel Tremblay, ce Denoncourt. Après Messe solennelle pour une pleine lune d’été, Les Belles-Soeurs (à deux reprises), Hosanna et Fragments de mensonges inutiles, il commence à connaître la musique.
Mais adapter l’une des oeuvres romanesques du grand dramaturge, ça, il n’avait pas encore osé. C’est Jean-Bernard Hébert, producteur de théâtre privé qui réussit, bon an mal an, à faire tourner deux ou trois spectacles partout au Québec, qui l’a entraîné dans cette aventure d’adaptation de Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges. Ça sent le succès public à plein nez, cette histoire. Catherine De Léan et Geneviève Schmidt, du moins, ont l’air bien satisfaites de la réception du spectacle jusqu’à maintenant (la pièce a été donnée quelques fois à Gatineau).
Outre son aisance avec les mots et le rythme de Tremblay, Denoncourt a du flair pour la distribution des rôles. Pour jouer Thérèse, cette jolie première de classe qui a tout pour elle et perdra doucement sa naïveté en tombant dans les filets du beau grand Gérard (Sébastien Huberdeau), le metteur en scène a jeté son dévolu sur Catherine De Léan. Elle a des yeux dont on ne peut s’échapper et une candeur calculée qui, malgré ses 30 ans, lui conserve une aura d’adolescence. Avec Marie-Ève Milot et Sylvianne Rivest-Beauséjour, elle est le maillon fort du trio Thérèse, Pierrette et Simone, qui, sous le regard autoritaire de la mère Benoîte des Anges (Muriel Dutil), se prépare frénétiquement à la Fête-Dieu.
Mais un trio de jeunes amies ne se définit pas autrement que par leur ennemie commune. C’est là qu’intervient Geneviève Schmidt, interprète de Lucienne la collante, la mal-aimée et la rejetée dans cette histoire de passage à l’âge adulte et de révolte contre l’autorité. Lucienne est le contrepoint comique, celle dont on s’émeut du triste sort mais dont on rit des maladresses et du trop grand désir de plaire. Un rôle tout désigné pour Schmidt, qui, depuis sa sortie de l’école de théâtre en 2008, multiplie les rôles comiques (dans Porc-épic, de David Paquet, comme dans L’Effet des rayons gamma sur les vieux garçons et dans Vassa, au Rideau Vert).
"Il est vrai que je suis à l’aise dans la comédie, dit Schmidt. J’ai grandi dans les coulisses d’un théâtre d’été, alors j’y ai sans doute acquis des réflexes comiques sans trop m’en rendre compte. Mais ce qui est intéressant de Lucienne, c’est qu’elle prend sur scène une importance capitale dans la dynamique des personnages de petites filles. Elle est essentielle pour montrer que le trio Thérèse-Pierrette-Simone est inséparable. Elle sera toujours la mal-aimée, l’incomprise, mais à la fin, quand même, il s’est produit en elle une petite transformation qui annonce les changements qui surviendront dans les romans suivants."
Voilà qui nous fait entrer au coeur de la démarche de Denoncourt. En plus de raconter la société québécoise des années 40 (sur le point de vivre de grands bouleversements), il ne se gêne pas pour piger dans d’autres oeuvres de Tremblay pour éclairer le drame vécu par les protagonistes, évoquant en filigrane le futur de ces personnages qu’on reverra dans La grosse femme d’à côté est enceinte ou dans le Cycle des Belles-Soeurs, transformés et brisés par une dure vie qui ne les aura pas épargnés.
"Au théâtre, dit Catherine De Léan, on voit toujours Thérèse plus vieille, et je trouve que c’est une chance de pouvoir l’interpréter avant qu’elle ne devienne alcoolique, avant qu’elle ne se marie avec Gérard. Personne n’a encore pu jouer ça. Je peux donc jouer une Thérèse naïve, pleine d’illusions et nourrie de grandes idées sur l’amour. C’est vraiment intéressant de jouer un personnage qui s’inscrit ainsi dans une véritable mythologie. Évidemment, je ne peux pas trop prendre en considération le futur de Thérèse quand je la joue à 11 ans, mais ce futur-là nous en apprend sur elle, sur son caractère, et c’est bien écrit dans les romans: on y voit ses changements d’humeur, son intrépidité, son entêtement à faire les choses comme elle l’entend, son pouvoir de séduction. La femme de tête et la femme libérée qu’elle deviendra sont déjà inscrites en elle."
Du 5 au 20 novembre
Au Théâtre Denise-Pelletier
Puis en tournée à travers le Québec
Colère de femmes tambour battant
Si Thérèse et Pierrette… est un récit de transformation qui évoque le passage de l’enfance à l’adolescence, la découverte de l’émoi amoureux et le rapport trouble et cruel à l’apparence physique chez ces jeunes filles en pleine puberté, c’est avant tout le récit de la transformation de la société québécoise et sa rébellion contre l’autorité ecclésiastique. Tremblay scrute dans le Québec ouvrier des années 40 les signes annonciateurs de la Révolution tranquille.
Ce Québec-là, c’est celui des femmes. Les hommes sont partis à la guerre et les femmes font tous les sacrifices possibles. Là, dans cette soumission tranquille, une magnifique colère ancestrale gronde et ne cherche qu’à déborder. S’il fallait déterminer un seul angle d’approche de la mise en scène de Denoncourt, ce serait sans contredit celui-là.
"Cette colère féminine qui cherche à s’exprimer, raconte Catherine De Léan, c’est extrêmement profond. C’est une vraie rage. La rage d’Albertine, qu’on a intégrée au spectacle en pigeant dans un monologue d’Albertine, en cinq temps, lorsqu’elle dit que le ciel orageux ne pourrait même pas contenir sa rage, je trouve que ça exprime à merveille la colère de toutes ces femmes-là, dont la sexualité, les rêves et les espoirs ont été réprimés. Cette colère qui gronde, c’est absolument viscéral et je trouve ça d’une grande justesse."
Geneviève Schmidt ajoute: "La pièce nous propose une réflexion très intéressante sur l’émancipation de la femme. Ces femmes-là sont sur le point de se libérer d’une prison qui les enferme depuis toujours. Ça nous rappelle le chemin parcouru, mais aussi le chemin à poursuivre. Je crois que, tout dépendant de son propre bagage et de son propre rapport à la question de l’émancipation de la femme québécoise depuis la Révolution tranquille, chaque spectateur pourra réfléchir à cette question à son gré."
Même chose pour la relation entre Thérèse et Gérard, dérangeante à cause de leur grande différence d’âge, mais que Denoncourt présente en faisant tout pour éviter les jugements péremptoires. "C’est très questionnant d’un point de vue moral, analyse De Léan, mais on a travaillé fort pour qu’il n’y ait pas de jugement porté sur cette relation-là, pour que ni Thérèse ni Gérard ne soient à blâmer."
De toute façon, chez Tremblay, rien n’est trop psychologique, c’est avant tout une affaire de rythme et de musicalité. Chacune des quatre parties du roman est associée à un mouvement de la quatrième symphonie de Brahms, et le rythme de chaque partie s’accélère à la fin comme un couronnement explosif. Pour les actrices, il s’agit de ne pas trop chercher les nuances et de "rester sur un chemin très droit, sur un rythme constant et évolutif, en crescendo", comme le dit Catherine De Léan.
"Ce que Serge nous a demandé, explique Schmidt, c’est de ne faire aucune pause, d’être toujours dans une sorte d’immédiateté et d’urgence, sur un même souffle. Je pense que ça crée une montée fulgurante, et rendu au quatrième tableau, il s’est installé une grande tension qui prépare le terrain pour l’orage, pour les transformations à venir et le bouleversement social qui va s’opérer."