Lina Cruz : L’eau à la bouche
Lina Cruz déploie son univers fantaisiste dans une oeuvre de groupe à géométrie variable, l’ingrédient principal de sa Soupe du jour étant l’adaptabilité.
Que ce soit parce qu’un danseur de la distribution originale d’une oeuvre n’est plus disponible, parce qu’un théâtre est plus petit ou plus grand que le lieu de création ou, encore, parce qu’un diffuseur exige qu’une pièce soit raccourcie ou allongée, les chorégraphes sont sans cesse appelés à transformer leurs créations. "Au lieu de construire une pièce avec l’idée qu’elle va être fixe et avoir ensuite à la changer, j’ai voulu dès le départ rester ouverte à l’idée d’adaptation, déclare Lina Cruz. J’ai donc créé des solos qui peuvent devenir des trios, des quartettes…"
Accompagnée en direct par le compositeur-interprète Philippe Noireaut, Soupe du jour peut être présentée par un groupe allant de un à trois musiciens et de deux à huit danseurs. Ces derniers étaient cinq pour la première à Victoria, ils seront six à Montréal (Elinor Fueter, Catherine Larocque, Loïc Stafford-Richard, Soula Trougakos, Lydia Wagerer et William Yong) et repartiront à cinq pour une tournée en Espagne. La pièce, qui porte aussi le joli titre anglais de Mindscapes, se modifie donc au gré des fluctuations de la distribution, s’enrichissant d’images dont elle garde la substance au-delà de la forme. Et si elle est totalement abstraite et ne se construit pas autour d’un thème particulier, ce qui était le cas de toutes les oeuvres de Cruz jusqu’à K-5, son avant-dernière création, si son univers est plus éclaté qu’à l’habitude, il reste marqué par le surréalisme qui caractérise sa signature et intrigue tout autant qu’il fascine.
"Depuis ma toute première chorégraphie, je commence par voir des formes; je fais d’ailleurs souvent des dessins avant la création, commente la Colombienne d’origine. Ensuite, je pense à des dynamiques, à des ambiances et à des images qui peuvent être évocatrices. En fait, je travaille beaucoup comme une dessinatrice: le mouvement décortiqué est une manière de s’arrêter dans la forme, comme si c’était un dessin."
D’inspiration cubiste, la gestuelle désarticulée et découpée de Cruz s’abreuve à toutes sortes de sources, les principales étant les danses classique et moderne qui ont initié sa formation professionnelle dans les années 1970 en Espagne et à New York, et le karaté Shotokan dont elle est ceinture brune. La fusion des styles est telle qu’on pourra voir l’une ou l’autre de ses interprètes aussi bien pieds nus qu’avec des pointes ou même juchée sur des canettes de bière transformées en chaussures.
Autre constante dans le travail de celle qui a fondé les Productions Fila 13 en 2003 après quinze ans de créations comme chorégraphe indépendante: l’étroite collaboration avec les compositeurs et la présence quasi constante de musiciens sur scène pour un dialogue généralement fructueux entre mouvement et son. Cette fois, la vieille complicité avec Noireaut s’exprime à travers deux pianos (électrique et acoustique), des chansons et des poèmes, des percussions, les voix des danseurs retravaillées et une loop machine. Une soupe qui ouvre nos appétits de spectateurs gourmands de poésie étrange et de ludisme.