Paul Ahmarani : Bourreau et victime
La guerre engendre-t-elle toujours la guerre? Avec un monologue d’Adel Hakim, Exécuteur 14, le comédien Paul Ahmarani plonge dans cette immense question.
"Dans la rue, dans les voitures tordues par les bombes, tu trouvais des statues humaines toutes noir-charbon; comme vivantes, elles étaient. Elles te regardaient, fixées dans l’instant où la surprise du feu était tombée sur elles." Ainsi s’exprime le personnage que s’apprête à jouer Paul Ahmarani, seul en scène pour la toute première fois en carrière. C’est un jeune homme anonyme, seul survivant d’une guerre civile, qui entretient sa mémoire dans les décombres.
Dans une langue à la fois brutale et poétique, rythmée et inventive, il raconte la rivalité entre les Adamites et les Zélites, l’enfance rêveuse mais déjà tiraillée entre les deux camps, la découverte de l’horreur en même temps que l’amour, puis le basculement de victime à bourreau, de celui qui subit la guerre à celui qui la perpétue. Entre les lignes, on devine le Liban, que l’auteur Adel Hakim, égyptien d’origine, a habité quelques années avant de s’établir en France. Mais ce pourrait être un autre pays et une autre guerre, religieuse ou ethnique, politique ou économique. Du pareil au même.
Le texte, cela dit, ne présente jamais les choses de manière tranchée et cultive le mystère. Ahmarani a éprouvé un grand vertige à sa première lecture et, encore aujourd’hui, les mots lui manquent pour décrire cette "langue qui penche vers les extrêmes". "D’un côté, c’est un langage très slang, et de l’autre, un flot de pensées, qui n’est pas cadré, qui déborde, une écriture qui nous emmène ailleurs, avec une temporalité mystérieuse et d’étranges ellipses." Mais surtout, la partition s’articule sur le principe du basculement. Les jours heureux disparaissent pour laisser place au fanatisme et l’homme, guidé par une foi incontrôlable et une "adhésion totale et sans nuances à son groupe religieux", deviendra le tueur sanguinaire que jadis il craignait.
"Dès que ton humanité a été annihilée par l’horreur, le risque de se transformer en tueur ne disparaît plus. Ce gars-là sera pour toujours un éclopé de l’âme. À partir du moment où il assiste à l’horreur, quelque chose en lui s’éteint et il ne peut plus ressentir les choses de la même manière. Mais il ne faut pas trop lui donner ce genre d’intentions. On essaie de conserver un mystère, un rapport très immédiat au texte. Au début il raconte comme si c’était le bon vieux temps, avec un ton même un peu rigolo, comme s’il observait les premiers bombardements avec un regard léger, rieur. Et tout d’un coup, dans la même phrase, il peut changer complètement de point de vue."
Ces contrastes, le metteur en scène Peter Batakliev a su, semble-t-il, les rendre avec doigté. "Par un travail de micro-détails, affirme Ahmarani, on reste tout à fait disposé à cette multiplication des points de vue et des intentions, on ne peut jamais établir clairement ce qui se passe. Il faut rester surpris. C’est là que se trouve la cohérence de ce texte." Batakliev a d’ailleurs lui-même interprété ce texte en 1999, donnant par là le coup d’envoi à sa compagnie, le Théâtre Décalage. On revient toujours à ses premières amours.