Sylvain Bélanger : Coureurs des bois
Comme dans un trépidant road movie, les personnages de Yellow Moon prennent la route pour aller voir ailleurs s’ils y sont. Un chemin que nous refaisons en pensée avec le metteur en scène Sylvain Bélanger.
Attablé dans un petit café, Sylvain Bélanger joue les conteurs. "Connais-tu l’histoire du Stagger Lee?" demande-t-il. "Ça se passe dans un bar, pendant une soirée arrosée. Deux amis, Lee Sheldon et William Lyons, jasent de politique. Ça se dispute, et l’un des deux gars ose enlever le chapeau de l’autre. Gros affront. Le gars au chapeau traîne calmement l’autre hors du saloon et lui dit, en lui tirant une balle: "Ne touche plus jamais à mon chapeau.""
Bélanger ne prépare pas une pièce sur le Far West, rassurez-vous. S’il me raconte à sa manière l’histoire du Stagger Lee, cette légende bien connue du folklore américain, c’est que, d’abord, le récit sous toutes ses formes, ou la narration, fait intrinsèquement partie de la pièce de l’Écossais David Greig (traduite par Maryse Warda) sur laquelle il travaille. Il commence à en avoir l’habitude, après Félicité d’Olivier Choinière et Cette Fille-là de Joan Macleod, des pièces dans lesquelles la narration ou le conte "laissent aux spectateurs le plaisir de faire leurs propres images". Mais c’est surtout parce que Greig, dans Yellow Moon, fait de la figure de Stag Lee celle du père fuyant, déclencheur d’une vaste quête identitaire.
"Greig, explique Bélanger, s’est inspiré de cette légende pour la transposer dans le tissu social de son pays. Lee, dans la pièce, est un jeune homme dont le père s’est poussé dans les Highlands après avoir tué son meilleur ami lors d’une dispute qui impliquait le fameux chapeau. Lee répète la même histoire, puis prend la fuite pour retracer son père et, en quelque sorte, essayer de mettre un terme à la fuite du père. Dans cet univers-là, les pères font des enfants et se poussent. Ça fait écho à ce qu’on peut appeler chez nous le mythe du coureur des bois, celui qui n’ose pas rester en place et abandonne sans regrets son rôle social et familial."
Dans sa fugue, Lee (Benoît Drouin-Germain) trimballe Leila (Sylvie De Morais), une jeune fille de bonne famille qui accepte de le suivre parce qu’elle lui reconnaît le feu brûlant qui la parcourt aussi tout entière. En arrière-plan de leur quête identitaire personnelle, ces deux-là remettent en question rien de moins que le pays et l’héritage national qui s’effrite. "Il faudra bien, dit Bélanger, qu’un jour quelqu’un s’arrête et fonde une société sur des bases plus solides. Greig ne le dit pas dans ces mots-là, mais je pense que c’est ce qu’il veut dire: soyons capables de réussir là où nos prédécesseurs ont échoué. Si on transpose ça à un plan politique, et même à celui de la politique nationale québécoise, ça a incroyablement du sens. Je rêve, moi, qu’on puisse réussir ici le projet de société de nos prédécesseurs qui a échoué."
Il est toujours un peu comme ça, Bélanger, plongé dans des histoires intimes pour mieux parler du pays. "Peut-être par pudeur, dit-il, pour éviter de parler de moi." Mais surtout par conscience et par intérêt pour les enjeux de la nation. En témoigne le nombre de sujets politiques abordés pendant notre petit entretien, de la question nationale jusqu’aux politiques culturelles. En espérant que la pièce produite par La Manufacture aura le même effet sur ses spectateurs.