Lorraine Pintal : À feu et à sang
Scène

Lorraine Pintal : À feu et à sang

Au Théâtre du Nouveau Monde, Lorraine Pintal réunit une distribution de rêve pour affronter Le Dieu du carnage, de Yasmina Reza. Entrevue.

Dans le coin droit, Guy Nadon, acteur imposant à la voix prenante, mais qui excelle pourtant dans la retenue et ne pèche jamais par égotisme. Dans le coin gauche, la magistrale Christiane Pasquier, à son meilleur dans les textes corsés au rythme particulier et aux répliques tranchantes. Au centre, James Hyndman et Anne-Marie Cadieux, acteurs charnels et pulsionnels sous des apparences de raffinement et d’élégance contrôlée.

Lorraine Pintal le répétera à quelques reprises pendant notre entretien: elle s’est entourée de "virtuoses" pour son nouveau projet. "Ces acteurs-là sont capables d’être totalement impudiques et cette pièce peut aller très loin. Je crois que mon rôle là-dedans est de permettre aux acteurs de passer le cap, de favoriser une liberté chez le comédien, de les accompagner jusque dans cet extrême pulsionnel, jusqu’à l’animalité qui doit les envahir dans le dernier tiers de la pièce."

Voilà. Une seule phrase prononcée et on est au coeur de cette récente pièce de la Française Yasmina Reza. Le Dieu du carnage, comme d’ailleurs le Huis clos de Jean-Paul Sartre que Pintal a monté l’an dernier, est une cruelle confrontation entre quatre personnages dont les masques sociaux s’effritent dangereusement au cours d’une conversation en apparence civilisée, laissant doucement s’exprimer leur nature cruelle et conflictuelle. Mais c’est aussi la bourgeoisie qui y est graduellement mise en pièces, comme le "faux engagement" de ces personnages qui déclarent vouloir sauver l’Afrique mais n’arrivent pas à déranger leur petit confort.

Impossible, en tant que Nord-Américains, d’échapper à l’accusation de narcissisme que Reza nous tend comme un miroir à peine déformé de nous-mêmes. La directrice artistique du TNM ne cherche surtout pas à s’y dérober. "C’est un concentré de tout ce que je pense de la société actuelle, et même de ce que je pense de moi-même quand je me critique, par rapport à mon non-engagement. Je me trouve très à l’aise dans ma vie de nord-américaine où il ne se passe rien, où les conflits sont évacués. Je fais partie des désillusionnés du dernier référendum, alors il y a un moment où, je pense, mes contemporains et moi avons cessé de nous engager. De temps en temps, je vais sur la place publique pour réclamer des subventions au fédéral, ou alors je vais marcher pour la paix ou pour la cause des femmes. Mais suis-je prête à y aller à feu et à sang? C’est une bonne question, et pour le moment je ne peux y répondre que par le théâtre."

Plongeons-y donc. Car Pintal, plutôt que d’observer cette pièce sous un angle uniquement sociologique en scrutant les interactions et les faux-semblants de ces personnages hautement civilisés, se pose toutes sortes de grandes questions philosophiques. L’influence de Sartre est visible, et les parallèles entre Huis clos et Le Dieu du carnage sont évidents. Mais la metteure en scène évoque aussi Rousseau. Si ces adultes bourgeois sont réunis, c’est pour discuter d’un conflit qui a opposé leurs enfants dans la cour d’école. Mais la cruauté brute n’est-elle que juvénile?

"Reza pose une question très intéressante. Est-ce que la violence des parents se reproduit dans les comportements de l’enfant ou est-ce que la violence des enfants se répercute sur les parents? Il n’y a pas de réponse. Sinon que dans cette situation, les pulsions animales de l’enfant comme des parents sont dévoilées. Peut-on dire, comme Rousseau, que l’enfant est pur et que la société le corrompt? J’essaie d’aborder la pièce sous cet angle."

Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un constat pessimiste, désespéré. S’il y a un dieu dans cette pièce, comme le dit Pintal, "c’est le dieu de la guerre et de la destruction, un dieu tribal, primitif, d’avant les Grecs. Et c’est hélas ce Dieu-là qui domine notre société. Ces personnages-là sont désabusés et ne croient en rien sauf en eux-mêmes." Mais ce pessimisme est-il le moindrement régénérateur? "Oui, parce que Reza a eu le bon réflexe de traiter ces sujets-là avec un humour mordant, une ironie et un sarcasme percutants. Je pense que ce rire subversif, ce rire de résistance, nous permet de proposer le miroir aux gens qui seront dans la salle mais surtout d’arriver à démonter ces comportements par le rire. Ça reste du rire jaune, du rire noir, du rire désespéré. Ce n’est pas facile de conserver toutes les nuances en recherchant une certaine efficacité de l’humour. Je me sens comme quelqu’un qui est en train de monter un mécanisme d’horlogerie."