Jérémie Niel : À corps perdu
Scène

Jérémie Niel : À corps perdu

Chez Jérémie Niel, le théâtre est toujours contemplatif, cinématographique et erratique. Dans Cendres, il est aussi post-apocalyptique et énigmatique. Entrevue.

Il est constant, Jérémie Niel. Engagé dans une démarche à long terme, cherchant toujours à approfondir son esthétique de l’errance et à pousser plus loin son méticuleux travail vocal et sonore. Nul autre, sur la scène québécoise, ne scrute l’humanité de cette manière-là, nous la donnant à voir presque complètement débarrassée de ses artifices et ramenée à sa solitude originelle.

Dans Cendres, adaptation libre du roman Terre et Cendres d’Atiq Rahimi, un spectacle créé lors du FTA 2010, Niel se frotte à un univers post-apocalyptique qui évoque le roman The Road, de Cormac McCarthy, ou les Pièces de guerre d’Edward Bond (particulièrement Grande Paix). Il y a eu une guerre, une catastrophe, un bombardement qui a tout anéanti. Le territoire est dévasté. Un grand-père et son petit-fils attendent le camion qui les mènera à la mine où travaille le fils du vieillard. Rien ne semble pouvoir raccrocher ces personnages à l’espoir, pas même l’enfant devenu sourd sous les bombardements et qui ne peut plus entendre les paroles rassurantes de son grand-père. Cet enfant parviendra-t-il à se réapproprier le monde? C’est la grande question.

"J’essaie d’aborder une question très contemporaine, dit le directeur de la compagnie Pétrus, d’interpréter l’immense désarroi ressenti devant les tonnes de chemins possibles. Les baby-boomers trouvent ça terrible qu’on n’ait plus d’utopies, plus d’idéologies collectives. Moi, je trouve qu’au contraire l’idéologie est un enfermement. Les personnages de Cendres sont perdus, ils errent et fuient quelque chose. Je n’ai pas conservé les références historiques et géographiques du roman, qui est très ancré dans l’Afghanistan, parce que je m’intéresse surtout à ce qui plane entre les lignes. Nous sommes tous perdus. Nous cherchons des repères spirituels ou alors nous voyageons et cherchons un nouveau toit. C’est un monde désespéré mais que je trouve beau; j’aime cette errance parce qu’elle signifie aussi que tout est possible."

En amplifiant les voix et les respirations de ses acteurs, Niel joue avec le son comme avec le zoom d’une caméra, du gros plan jusqu’au micro-détail, de manière à laisser percevoir la profondeur du gouffre dans lequel s’enfoncent ses personnages. Pour Cendres, il a aussi cherché à l’évoquer par l’image cinématographique, en entrant en dialogue avec le cinéaste Denis Côté, qu’il admire.

"Il a une manière très poétique de filmer des lieux qui ne sont pas beaux au départ mais qui deviennent lumineux et magnifiques dans sa caméra. Il sait aussi filmer l’intériorité des gens; il peut filmer une nuque ou un morceau de visage d’une manière très profonde. Pour moi, c’est une autre manière de dire l’errance de nos personnages. Il se produit ensuite un renversement, la scène s’efface pour laisser la narration cinématographique prendre le dessus. Une sorte de dialogue: les deux médias se jaugent au départ et puis s’imbriquent de plus en plus l’un dans l’autre." Plus cinématographique que jamais, le travail de Niel. Et ce n’est peut-être qu’un début.