Daniele Finzi Pasca : Au-delà du visible
Scène

Daniele Finzi Pasca : Au-delà du visible

Dans Donka – Une lettre à Tchekhov, le Suisse italien Daniele Finzi Pasca déconstruit l’univers de l’écrivain russe pour mieux lui rendre hommage en usant de la magie à l’oeuvre dans La Trilogie du ciel qu’il a imaginée pour le Cirque Éloize et dont le Cirque du Soleil a voulu imprégner Corteo.

Il a beau être clown et mettre en scène acrobaties et jongleries, Daniele Finzi Pasca se classe résolument du côté d’un théâtre qu’il qualifie d’acrobatique, plutôt que sous la bannière du cirque. Considérant le clown comme dénominateur commun des deux disciplines, il voit en cette figure circassienne un vecteur idéal de rêve et de transformation: toujours en décalage avec le réel, le clown facilite le contact avec le mystère et la dimension invisible des choses si chers au créateur originaire de Lugano. Aussi, quand le directeur de festival moscovite Valery Shadrin lui commanda un spectacle pour le 150e anniversaire de la naissance de Tchekhov (1860-1904), il s’est intéressé à ses journaux intimes et à ses annotations pour jeter un éclairage original sur sa vie et son oeuvre. Ainsi, Donka – Une lettre à Tchekhov est une mosaïque où s’entrecroisent des personnages réels et imaginaires de la vie de l’auteur russe… et de celle de Finzi Pasca.

Transcender l’espace-temps

"Je me suis promené dans sa vie, j’ai voyagé où il avait voyagé, et comme je raconte toujours mes histoires via le quartier de mon enfance, j’ai cherché Tchekhov sous les roses de mon jardin et quelque part, je l’ai trouvé, raconte le metteur en scène. J’ai découvert, entre autres, que dans les années où il est né, un baron russe était venu construire un château à Lugano qui n’était alors qu’un village de pêcheurs éclairé par 35 lampes à gaz. À une période où Wagner lançait l’idée qu’il fallait trouver l’endroit où l’art pouvait s’exprimer, ce monsieur-là a construit un château avec 450 lampes à gaz seulement pour illuminer le parc et fait venir un orchestre symphonique et des acteurs de Russie. Dans les années 1960, on a fait sauter les ruines de cet édifice pour construire une école et c’est là que j’ai présenté mon premier spectacle, une vingtaine d’années plus tard. C’est ce genre de traces que je suis allé chercher."

Finzi Pasca a été appuyé par son épouse, Julie Hamelin, dans la recherche de l’écriture dramatique et dans le déploiement d’une dramaturgie à la mesure de sa vision. Pour donner corps à la poésie multicouche de Donka, il s’est entouré d’une trentaine de collaborateurs, concepteurs et artistes dont le noyau est sa famille de création habituelle. Car l’esprit de clan règne depuis toujours au Teatro Sunil, fondé en 1983 avec son frère Marco et la compositrice et chorégraphe-interprète Maria Bonzanigo. OEuvrant au sein de l’équipe depuis 15 ans, le scénographe Hugo Gargiulo (conjoint de cette dernière) multiplie les pans de rideaux et joue avec des projections vidéo de Roberto Vitalini pour mieux servir les réalités parallèles mises en scène.

"J’aime voiler, superposer et faire sentir que ce qu’on voit n’est en fait que quelque chose qu’on entrevoit, qu’il y a toujours une ombre, précise Finzi Pasca. À Londres, par exemple, quand j’ai fait la mise en scène de l’opéra L’Amour de loin, j’ai triplé chacun des personnages en les représentant à la fois par un chanteur, un acrobate et un danseur. J’aime beaucoup, comme dans Pirandello, sentir qu’on est un mais qu’on est cent mille. Quant aux vidéos, elles sont utilisées de façon très naïve. On s’en sert surtout pour créer des jeux d’ombres avec une qualité de lumière qui donne plus de surprises qu’une simple bougie."

La nostalgie à son meilleur

Finzi Pasca pense que s’il a été choisi pour ce projet, c’est que la nostalgie qui imprègne ses créations rejoint celle qui marque profondément l’esprit et la culture russes. Maria Bonzanigo en a d’ailleurs clairement caractérisé ses créations musicales qui comprennent des chansons populaires et des chants polyphoniques. Certaines partitions ont été préenregistrées à Moscou avec un orchestre symphonique et un ensemble vocal; d’autres sont livrées en direct par les neuf interprètes. "Maria, avec qui je signe les chorégraphies, a ce talent étrange et magnifique de construire sa musique exactement pour l’image, pour des choses qui vont bouger, affirme Finzi Pasca. Cette fois, c’est presque une musique de film avec des passages symphoniques, de l’humour, et aussi beaucoup d’émotion."

Pour incarner Tchekhov médecin, prolifique nouvelliste aux multiples pseudonymes, auteur dramatique ou tuberculeux en quête d’air pur, pour donner vie à ses amis, à celles qui ont partagé son lit, aux figures-clés de ses oeuvres et autres personnages, le metteur en scène quadragénaire a travaillé avec des artistes polyvalents. Trois d’entre eux sont clowns de formation, deux pratiquent l’acrobatie aérienne, l’un est aussi jongleur, les autres sont aussi chanteuse, auteure… Tous sont de bons comédiens.

"Beatriz Sayad est dans le Sunil depuis une vingtaine d’années, c’est une sorte d’alter ego, commente Finzi Pasca. Rolando Tarquini est un très grand ami de longue date avec lequel je partage une certaine douce folie. Helena Bittencourt était de la distribution de Corteo; c’est ma petite saudade (c’est comme ça que les Brésiliens parlent de la nostalgie). J’ai connu Karen Bernal à la toute fin d’un périple d’une dizaine d’années au Mexique, elle porte la magie de la culture latino-américaine, la foi dans le fait que les histoires les plus irréelles sont vraies. Sara Calvanelli est une actrice qui joue de la musique. À l’audition, elle a commencé à jouer de l’accordéon en pleurant et on est tombé en amour avec elle. J’ai vu Veronica Melis dans un solo à Montréal, où elle enseigne à l’École nationale de cirque, et j’ai su qu’elle pouvait porter toute sa passion dans Donka. C’est elle qui m’a présenté David Menes, qui a un talent immense, la folle élégance et le machisme très drôle des Espagnols, et qui arrive avec le feu de sa jeunesse. Moira Albertalli, qui a une formation en théâtre chanté et qui a grandi chez moi, c’est une bombe d’énergie, l’allégresse sur scène. Il faut citer aussi Antonio Vergamini, le directeur de création, et Giovanna Buzzi, une des plus grandes costumières italiennes."

ooo

Itinéraire d’un clown audacieux

De Daniele Finzi Pasca, on a beaucoup médiatisé le succès magistral du solo Icaro (que l’Usine C a présenté deux fois à 10 ans d’intervalle), les mondes merveilleux dans lesquels il a transporté le Cirque Éloize, sa collaboration avec le Cirque du Soleil et sa mise en scène du spectacle de la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Turin. Il a pourtant produit plus de 30 spectacles de théâtre et de danse avec sa compagnie, le Teatro Sunil, collaborant avec plus de 200 artistes internationaux et des coproducteurs d’une dizaine de pays. Avec la compagnie Inlevitas, récemment mise en place avec Julie Hamelin, l’auteur-metteur en scène s’attaque à l’opéra – avec une oeuvre déjà créée à Londres, des créations en cours à Moscou et à Saint-Pétersbourg et un projet à Taipei – et au cinéma.

"L’opéra, c’est la démesure du théâtre comme le Cirque du Soleil est la démesure du cirque, commente-t-il. Je me sens comme un marin qui conduit un navire énorme. Ça m’oblige à des stratégies différentes, à un exercice de clarté et de communication avec moi-même et avec les autres, ça donne une belle adrénaline et des nuits un peu agitées. J’apprends beaucoup. Pour ce qui est du cinéma, il est le moyen d’expression idéal pour briser la cohérence d’espace et de temps comme je cherche à le faire au théâtre. Et comme je viens d’une lignée de photographes, je pense tout ce que je fais comme un cadrage et nourris le vieux rêve de faire bouger ces images." Le scénario est là, les producteurs aussi. Ne reste qu’à trouver le financement. À suivre.