Denis Bernard / Antoine Bertrand / Frédéric Blanchette : Des histoires et des hommes
Denis Bernard, Antoine Bertrand et Frédéric Blanchette renouent actuellement avec Le Pillowman de Martin McDonagh. Comédie noire humaine et palpitante.
Le Théâtre de la Manufacture avait connu beaucoup de succès lors de son passage à Québec avec La Reine de beauté de Leenane de Martin McDonagh, en 2002. Pour Denis Bernard, directeur artistique de la compagnie, il semblait donc tout à fait naturel de venir nous présenter Le Pillowman, qui a vu le jour à La Licorne en 2009. "Je me disais qu’une fois qu’on a découvert cet auteur, on veut voir ses autres pièces", indique-t-il. Une intuition apparemment juste puisque entre-temps, L’Ouest solitaire, offerte par le Théâtre embryonnaire en 2007, a aussi été très prisée.
Autour d’un café, le metteur en scène, dont on a pu voir le travail l’an dernier dans Coma Unplugged, et deux des comédiens, Antoine Bertrand, tenant le rôle de Katurian, un auteur employé d’abattoir, et Frédéric Blanchette, jouant celui de son frère simple d’esprit, nous exposent ce qui les fascine dans cette oeuvre. Mais d’abord, mentionnons que Le Pillowman se déroule dans un État totalitaire, où Katurian est arrêté sans savoir pourquoi et interrogé par deux flics – "bad cop et worst cop", précise Antoine Bertrand – qui s’intéressent à ses nouvelles en raison de leurs similitudes avec des incidents réels.
DOUBLE TRANCHANT
"Certaines choses nous bousculent, d’autres nous confondent, parce que cette histoire possède plusieurs couches, observe Denis Bernard. Mais au bout du compte, le plus marquant pour moi est l’humanité qui s’en dégage. Il est impressionnant de voir à quel point une comédie noire peut nous laisser avec quelque chose d’aussi fort sur le plan humain." À ce propos, il compare la relation des deux frères à celle des protagonistes de Des souris et des hommes de Steinbeck. "Le public est vraiment bouleversé par ça", renchérit-il.
Antoine Bertrand apprécie par ailleurs le caractère haletant du récit. "McDonagh, je l’appelle le maître de la double twist, lance-t-il, en expliquant qu’un revirement en amène toujours un autre, puis un autre. Le spectateur ne peut pas être confortable et prévoir ce qui va arriver. C’est merveilleux parce que tu regardes cette pièce comme un thriller. En plus, Denis l’a montée de façon à ce que, pendant deux heures, l’intensité augmente constamment."
Quant à Frédéric Blanchette, il remarque qu’il n’est pas question, cette fois, de brosser un portrait de l’Irlande profonde. Sur le plan social, l’auteur s’intéresse plutôt au totalitarisme et à la responsabilité de l’artiste par rapport aux conséquences de sa création. "Il pose également un regard assez dévastateur sur l’enfance, continue Denis Bernard. Mais la comédie noir charbon est aussi dans ce tableau pathétique. Parce qu’en mettant ces personnages ensemble, tu ne peux pas faire autrement que de te retrouver dans des situations loufoques."
SOUS LA SURFACE
Le metteur en scène se réjouit d’être parvenu à réunir son "casting de rêve" pour interpréter ces rôles colossaux d’hommes à l’enfance brisée. "Par exemple, Katurian est très souvent représenté comme un intello maigrichon. Mais dans le texte, on dit qu’il dépèce des quartiers de viande, illustre-t-il. Alors je suis allé chercher une armoire à glace comme Antoine. Je voulais des frères qui soient forts, deux mâles. J’avais le goût de travailler là-dessus parce qu’il y a un rapport de fragilité entre eux. Il est intéressant de demander à des gars comme ça: "Montrez-moi toute votre force et, en même temps, brisez-vous.""
Or, s’il a consacré beaucoup d’énergie à la direction d’acteurs, son concept de mise en scène s’avère également incontournable. Le décor, constitué de deux cellules disposées une derrière l’autre et de miroirs sans tain, lui permet des jeux de transparence aptes à alimenter le climat de tension. "Dans un État totalitaire, le miroir sans tain est un outil indispensable. De plus, ce dispositif nous donnait beaucoup de possibilités par rapport à la psyché de la peur pour dramatiser les histoires qui sont racontées pendant le spectacle. Et le public se voit dans le miroir, il y a quelque chose d’inclusif là-dedans, aussi", note-t-il.
Enfin, pour ce qui est du fameux Pillowman, il se retrouve dans une histoire que Katurian raconte à son frère pour le calmer. "Elle est au coeur du récit, livrée dans un grand dépouillement, et elle nous vire à l’envers", spécifie Denis Bernard. "La plus belle et la pire histoire qui soit", complète Antoine Bertrand, non sans signifier par son intonation qu’elle est à donner des frissons…