Kristian Frédric : Machine de guerre
Il collabore pour la première fois avec Les Deux Mondes, mais il est de plus en plus présent sur la scène québécoise. Le metteur en scène français Kristian Frédric créé Jaz, un texte de l’Ivoirien Koffi Kwahulé.
Drôle de coïncidence. Alors que, dans un loft industriel de Saint-Henri, Brigitte Haentjens propose sa nouvelle mise en scène de La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, Kristian Frédric s’amène avec un texte de Koffi Kwahulé qu’il n’hésite pas du tout à comparer à l’écriture de Koltès. "Il y a toujours, chez Koffi comme chez Koltès, une capacité de raconter des histoires dans un souffle très narratif, captivant, mais dans une écriture qui va bien au-delà de l’histoire racontée, qui a un côté sacré."
Frédric a aussi sillonné les rues obscures de Koltès, avec le comédien Denis Lavant, et dirigé Big Shoot, de Kwahulé, avec Daniel Parent et Sébastien Ricard, un spectacle dont plusieurs Montréalais conservent un vibrant souvenir. Cette fois, il travaille avec Amélie Chérubin-Soulières, une comédienne québécoise qu’il qualifiera de "révélation" plusieurs fois pendant notre entretien. Il faut en tout cas un grand sens de l’abnégation pour se mesurer à la scénographie de Kristian Frédric, une sorte de "cage" dans laquelle l’actrice sera "physiquement contrainte", une "machine" dans laquelle elle livre un combat pour faire "rayonner son humanité".
Explications: "Koffi décrit le combat de l’humanité face à la perte de sacré au quotidien, face à un monde dans lequel il faut toujours posséder davantage, posséder n’importe quoi, jusqu’à la possession du corps de l’autre, le viol. Cette femme est violée, dépossédée. Pour moi, cette machine n’est pas une machine extérieure à nous, elle est organique, elle est partie intégrante de l’humain, qui est son propre tortionnaire. Mais malgré tout, une chose subsiste, et c’est la force des mots. Cette force cherche à se déployer, même si tout concourt à la mettre à mort." Frédric décrit le personnage comme un alter ego d’Antigone. "C’est une combattante, une femme qui, malgré tout, va essayer de laisser une trace sensible. C’est un texte d’une beauté troublante, qui réclame une énergie dans le dire, une force dans l’engagement, et également une grande ouverture, car derrière cette écriture se cache un imposant sous-texte."
Kwahulé, en effet, jongle avec de très forts symboles, un réseau polyphonique de sens cachés qui demande au metteur en scène une grande perméabilité. Pour ne pas perdre pied, il a cherché à évoquer tout ça de manière plus sensorielle, par la machine scénographique (Simon Laroche), par un travail sonore sophistiqué (Michel Robidoux) et par une mise en images (Yves Dubé) sur trois écrans qui font partie de la machine. "Je ne crois pas qu’il faille souligner ou expliquer chaque symbole, mais j’ai voulu que les gens voyagent à travers tout ça d’une manière très libre. La symbolique utilisée par Koffi fait appel à des choses très lointaines en nous, des choses qu’on croit avoir oubliées mais que notre corps, notre esprit et nos gènes transportent sans qu’on ne le sache trop. Je pense que c’est un texte qu’on doit comprendre avec son ventre et avec son sexe autant qu’avec sa tête."