Marie Brassard : La quadrature du temps
Scène

Marie Brassard : La quadrature du temps

Avec Moi qui me parle à moi-même dans le futur, Marie Brassard ouvre une brèche temporelle pour explorer nos traces, nos vies imaginées et ce qu’il en reste au bout de notre sang.

Deux semaines seulement après avoir été la tête d’affiche de la pièce mise en scène par François Girard Le Fusil de chasse, la comédienne et metteure en scène Marie Brassard revient au Centre national des Arts pour présenter son plus récent spectacle en première nord-américaine, Moi qui me parle à moi-même dans le futur. Cocréée avec les musiciens-performeurs Jonathan Parant et Alexandre St-Onge, la pièce s’annonce comme un objet théâtral non identifié, une fiction surréelle alimentée par la vidéo, la musique, le son et la danse, un "autoportrait poétique et chimérique" résolument inclassable.

Ici, avertissement à l’amateur de théâtre: la linéarité sera laissée au vestiaire. "Il y a une femme âgée qui est en train de mourir. Il y a une enfant qui vit dans un monde qu’elle a complètement fabriqué. Puis il y a moi, la femme que je suis dans le présent", explique la créatrice. On entre dans un univers où le temps s’explore par la profondeur, où les réalités se chevauchent à l’aide de la technologie, où une rencontre, même si elle appartient au passé, fait toujours partie de notre vie, parce qu’elle fait partie de nous.

À partir de matériaux très personnels – photographies, événements, courts films, écrits, etc. -, Marie Brassard s’interroge sur notre rapport au temps, à la vie et à l’imagination. "Quand j’avais 6 ou 7 ans, je me disais: "Un jour, j’aurai 20 ans, et ce jour-là, je vais penser à moi, maintenant." J’entretenais une sorte de conversation avec quelqu’un qui n’existait pas encore mais qui deviendrait moi dans le futur. Aujourd’hui, je me souviens de cette enfant-là qui a pensé à moi quand elle était petite, comme si c’était quelqu’un d’autre."

Plonger dans les zones floues

Si la prémisse semblait la guider à créer une pièce qui soit davantage axée sur sa vie personnelle ou sa vie passée, elle a rapidement accueilli les thèmes et les questions qui surgissaient au fil de la création du spectacle – tant il est vrai que parler de soi est souvent un prétexte pour amener des réflexions à un niveau supérieur. "Après nous, dans ce monde-ci, on a toujours un questionnement: est-ce qu’on devient quelque chose, est-ce qu’on disparaît, est-ce que notre matière sert à créer autre chose, est-ce que les sons qu’on a émis demeurent dans l’espace, est-ce qu’il y a une vibration, est-ce qu’on a changé par notre existence l’atmosphère de la planète?"

Autant de questions insolubles qui demeureront – hélas! (ou heureusement?) – sans réponse. L’important, de toute façon, ne réside pas pour Marie Brassard dans les certitudes ou les sentiments tranchés, mais plutôt dans les entre-deux, dans les mondes parallèles, dans ces "choses qui nous sont cachées parce qu’on n’a pas la capacité de les voir ou de les sentir". "C’est ça l’art, en fait. Quelque chose qu’on ne comprend pas et qu’on lance au visage des gens. Puis on dit: "Tenez, on peut regarder ça ensemble." Le théâtre nous permet de faire ça en temps réel. C’est une plateforme rêvée pour plonger dans l’abstraction ou dans les zones plus floues."

Se dessiner soi-même à l’aide des autres

Signe distinctif chez la metteure en scène originaire de Trois-Rivières, le processus créatif semble indissociable de l’élément collectif. On la sent passionnée par la rencontre artistique, toujours à la recherche d’une collaboration stimulante. Elle évoque encore une fois un rapport avec le temps: "Certains individus existent dans un même temps, dans notre monde. Ces gens-là vont se rencontrer et créer quelque chose qui ne pourra jamais se répéter, quelque chose d’unique, de spontané. Je suis très émue par cette idée que les gens qu’on croise nous aident à nous dessiner nous-mêmes, que les rencontres donnent une forme à notre vie."

C’est très précisément ce qu’elle a trouvé en Jonathan Parant et Alexandre St-Onge. "Ensemble, on a improvisé pendant des semaines. C’était très naturel. Ils ont composé de la musique pendant que moi je parlais. La musique et les textes sont donc nés en même temps, chacun des deux inspirant l’autre." De là des textes ouvertement plus poétiques, plus rythmiques, plus musicaux, empruntant à l’opéra cette idée que la voix n’est pas seulement véhicule du sens, mais instrument à part entière.

Marie Brassard nous invite donc à nous laisser envoûter par ce rythme, par cette musique, fruits d’un langage très personnel qu’elle approfondit depuis de nombreuses années et qui fait d’elle une figure singulière du théâtre contemporain.