Didier Lucien : Personnalité multiple
Scène

Didier Lucien : Personnalité multiple

Depuis qu’il est aussi Didier Ze Mime, Didier Lucien vit un dédoublement de personnalité. Le jour, il s’enferme en studio, enfile son costume rayé et s’exécute pour les caméras. Le soir, sur les planches, il est l’acteur qu’il a toujours été, ces jours-ci dans une pièce à deux personnages intitulée Cravate Club.

C’est la deuxième fois que je visite le studio/salle de montage de Didier Lucien et la bande de FarWeb.tv cette année: une petite équipe qui travaille dans la joie sur les capsules Web de Didier Ze Mime. La première fois, un immense tableau vert trônait au centre du local et la craie sur l’ardoise avait rédigé des listes à n’en plus finir d’idées de capsules à réaliser. Didier joue au football, Didier s’amuse avec son avion téléguidé, Didier rencontre un ovni, Didier part à la conquête de l’espace, Didier fait des photocopies: voilà autant de situations propices à mettre le mime dans le pétrin, jusqu’à causer sa mort pure et simple (jusqu’à la prochaine capsule).

Toutes ces idées et des centaines d’autres ont été réalisées depuis, mises en ligne rapidement sur didierzemime.com, avant de se déplacer vers d’autres plateformes: une chaîne de télé espagnole, les écrans de Métrovision dans le métro de Montréal, et bientôt les différents produits de télécommunication de Sympatico. Des pourparlers sont aussi en cours avec d’autres diffuseurs étrangers. Au centre du local, le tableau vert a disparu pour faire place à de nombreux ordinateurs, et si la tendance se maintient, la petite équipe deviendra elle aussi un peu plus grande.

Bientôt, toujours dans le métro, Didier Ze Mime deviendra même une Miss Météo silencieuse. Le comédien, qui disait il y a quelques mois n’être pas "certain d’aimer vraiment ce personnage de mime", n’a pas eu le choix de se réconcilier avec la bête. "Il est devenu pour moi comme un autre acteur, qui est un peu en dehors de moi-même. Il peut jouer dans des comédies, il peut jouer dans des films d’horreur, il est très polyvalent mais il a sa personnalité propre. J’ai un dédoublement de personnalité (rires). Je cherche d’ailleurs à ne pas le laisser complètement fusionner avec moi. Pas question, par exemple, que je me mette à le sortir du studio. Il y a parfois des médias qui veulent faire des entrevues avec le mime: je refuse catégoriquement. Si je me mets à devoir enfiler le costume à chaque apparition publique, je n’aurai plus de fun, je ne veux pas qu’il envahisse complètement ma vie."

En effet, la formule semble propice à bien des débordements. Le sympathique mime s’est d’ailleurs mis à faire de la pub ces derniers temps. D’abord pour Whippet, dans un scénario catastrophe en quatre épisodes où le pauvre mime joue les super-héros pour affronter une invasion de gigantesques biscuits à la guimauve sur Montréal. Puis pour Cascades, où Didier Ze Mime se prête à une campagne de promotion pour des sapins en carton. Le personnage est-il en train de devenir une marque de commerce au service de n’importe quel produit de consommation?

"Là-dessus, dit Lucien, je pense que j’ai réussi mon pari. Je n’ai pas de problème à ce que Didier Ze Mime fasse de la pub, mais je ne veux pas qu’il se fasse avaler par la pub. Tant que ça ne le confine pas à une belle image polie de papier glacé, tant que je ne suis pas obligé de lui faire adopter en tout temps un comportement de mime sympathique et inoffensif, ça ne me dérange pas. Sur mon site, je veux faire mourir mon mime autant de fois que je le veux, dans les plus grandes violences si je le veux, j’ai le droit de le faire mitrailler, j’ai le droit de le placer dans les situations les plus trash. Tant que j’ai encore cette liberté, je considère que je garde le contrôle et que je ne vends pas mon âme au diable." Qu’on se le tienne pour dit.

Didier Ze Mime
www.didierzemime.com

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L’amitié est une guerre

Après sa journée en studio, Lucien se débarrassera de son maquillage et de son justaucorps zébré pour aller rejoindre ses amis Patrice Coquereau et Mario Morin, respectivement metteur en scène et comédien de la pièce Cravate Club, que Ludik Théâtre s’apprête à présenter à la Cinquième Salle de la Place des Arts. Il n’a pas souvent joué du théâtre aussi réaliste, et cette pièce de Fabrice Roger-Lacan (petit-fils de Jacques Lacan) le pousse dans des zones d’intimité qu’il ne soupçonnait pas. C’est une histoire d’amitié, celle entre collègues de travail d’un bureau d’architecture qui se confrontent le jour où le premier, membre d’un énigmatique club privé, n’invite pas l’autre à sa soirée d’anniversaire.

"C’est troublant, dit Lucien, il y a des phrases dans le texte que je me rappelle avoir déjà dites à un ami, à peu près de la même façon. En répétition, on n’arrête pas de parler de nos propres vies, pas bêtement pour suivre un chemin psychologique de construction de personnage en puisant dans nos mémoires affectives, mais vraiment parce que ce texte-là vient nous poser des questions très intimes. Je viens tout juste de trouver la frontière entre lui et moi, de déterminer en quoi je me dissocie de ce personnage-là, après des jours et des jours de répétitions."

Pourquoi ces deux hommes, qui se disent amis de longue date, se sont-ils menti tout ce temps? Quel est leur véritable lien? Quelle image présentent-ils d’eux-mêmes et sont-ils vraiment capables d’authenticité devant l’autre? Graduellement, par un renversement subtil des positions de chacun des personnages, le texte de Roger-Lacan pose toutes ces questions et gratte le vernis de leur amitié pour les plonger dans des ténèbres dont ils ne sortiront pas indemnes.

L’auteur revendique l’étiquette de "comédie" pour décrire sa pièce, mais Coquereau n’en semble pas si certain et n’a pas hésité à plonger dans la profondeur du texte. "Qui sommes-nous réellement? demande le metteur en scène. Cette question est posée de tout son long dans cette pièce. Je pense que chacun des personnages cherche l’autre moitié de lui-même dans son ami. Profondément, ces deux-là se retrouvent face à eux-mêmes. Et ça leur fait peur. Se retrouver seul, ne plus se fier sur l’autre, se regarder tel qu’on est: c’est là l’une des plus grandes difficultés de l’existence. Quand l’amitié devient une dépendance, une drogue, il faut savoir s’arrêter pour réfléchir: ça peut être une drogue nocive. Pas toujours, bien sûr, mais on a tendance à tenir nos amis pour acquis sans interroger la nature de cette relation, sans se demander ce qu’ils nous apportent réellement, et je pense qu’on joue parfois en amitié des rôles qui sont carrément loin de notre nature, de ce qui est bien pour nous, et ça contribue à nous détruire à petit feu – il faut avoir le courage de s’en apercevoir quand ça arrive."

Entre jeux de pouvoir, manipulations et demi-vérités, les deux hommes jouent des rôles et se confondent. Si la formule rappelle les dramaturgies réalistes américaines à la David Mamet, il s’agit ici d’une rhétorique à la française, d’un rythme soutenu mais moins du tac au tac, et d’une prose beaucoup plus touffue. "On n’arrête pas de parler, dit Lucien. Beaucoup de non-dits, beaucoup de sous-texte caché, de jeux de pouvoir par en dessous, mais la confrontation s’étire et se complexifie avec les mots, les vacheries s’enchaînent de manière plus virulente, pour le plaisir du verbe. Mais on ne peut pas le jouer comme des Français, alors on a trouvé un juste milieu, entre le verbeux et le tac au tac américain."

"Il y a de la psychologie dans ce texte, dit Coquereau, mais je demande aux acteurs de se soucier surtout de leur présence, de l’immédiateté de leur échange. Il faut que ce soit actif, direct, plein de tonus, que le jeu ait toutes les qualités de l’improvisation, mais avec toute la précision d’un acteur bien entraîné, qui a fait ses gammes."