Revue 2010 / Théâtre : Voir loin
Il y a les nouveaux venus qui éclosent et les chevronnés qui continuent d’approfondir, les visiteurs vivifiants, les raisons de s’en faire et celles de s’enthousiasmer. Survol de l’activité théâtrale des 12 derniers mois dans la métropole.
En cette fin d’année, les artistes de théâtre montréalais semblent plus enclins à parler d’argent, de mise en marché et de fréquentation des salles que des raisons qui les incitent à pratiquer leur art. Les dépassements de coûts au Théâtre de Quat’Sous et au Théâtre Denise-Pelletier font les manchettes. Le Conseil québécois du théâtre s’interroge sur les stratégies de promotion à adopter. Des études révèlent que le sous-financement des gouvernements empêche notre théâtre de rayonner dans le monde.
Heureusement, devant l’odieux de la situation, il y en a quelques-uns, comme Martin Faucher, Frédéric Dubois et Wajdi Mouawad, pour rappeler l’urgence de désobéir, l’importance de créer. Créer envers et contre tous. Même si le théâtre n’occupe pas la place qu’il devrait occuper dans notre société. Même si nos dirigeants préfèrent investir dans des secteurs dits plus lucratifs. Même si les mots "industrie" et "divertissement" sont les terrifiants principes d’une nouvelle tyrannie.
Sang neuf
Il reste que malgré les conditions difficiles dans lesquelles il croît, notre théâtre a plutôt bonne mine. Il y a, bien entendu, à Montréal quelques institutions sclérosées, des directions artistiques qui ronronnent, quelques créateurs qui arrivent – dans le monde dans lequel on vit! – à s’engager dans des démarches essentiellement divertissantes. Mais, notamment du côté de la relève, il y a toutes les raisons de se réjouir.
Cette année, cinq jeunes metteurs en scène nous ont donné de grandes émotions avec des lectures éclairées et éclairantes, rigoureuses, arrimant avec une maîtrise peu commune le fond à la forme. Le souvenir de leurs spectacles, singuliers, signés, matures et personnels, n’est pas près de nous quitter. Marc Beaupré nous a renversés avec Caligula (remix). Philippe Cyr a donné à Norway.today un écrin percutant. Jérémie Niel a confirmé avec Cendres son habileté à charger le silence de signification. Gaétan Paré a cultivé l’humour, l’étrangeté et l’angoisse dans Le moche, Les bonnes et Hard Copy. Catherine Vidal a brillamment traduit le tragique et la drôlerie du Grand cahier. Son Amuleto était moins réussi, mais dans les Naissances du NTE, son chapitre était indéniablement le plus original, le plus fascinant.
Du côté des auteurs, on apprécie qu’Étienne Lepage, d’abord avec Kick, puis en collaborant avec Marie-Josée Bastien, Mathieu Gosselin et Jean-Frédéric Messier à l’écriture du plus récent spectacle du Clou, Éclats et autres libertés (le texte a reçu le prix Louise-LaHaye), n’ait rien perdu de la férocité qu’il déployait dans Rouge gueule. Nous avons eu un coup de coeur pour le Porc-épic de David Paquet, un animal attachant, une bête pleine de contradictions, qui aspire comme nous au bonheur. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à l’avoir aimé puisque la pièce a reçu le Prix littéraire du Gouverneur général et le prix Michel-Tremblay du CEAD (ex æquo avec Jennifer Tremblay pour La liste).
Au coeur de leur pratique
Pour inspirer les plus jeunes, on peut compter sur les créateurs confirmés qui sont toujours au coeur de leur pratique. Brigitte Haentjens, future directrice artistique du Théâtre français du Centre national des Arts (!), nous a donné Douleur exquise et une recréation de La nuit juste avant les forêts. Denis Marleau a signé Une fête pour Boris et Jackie. Lorraine Pintal a orchestré deux affrontements retentissants: Huis clos et Le dieu du carnage. Olivier Choinière a fait preuve d’audace, une fois de plus, avec Chante avec moi, un jouissif pied de nez, une démonstration irréfutable (et entêtante) de notre endoctrinement. Récipiendaire du prix John-Hirsch du Conseil des Arts du Canada, Christian Lapointe a célébré les 10 ans du Théâtre Péril avec Limbes et Trans(e), deux spectacles admirablement exigeants.
Venus d’ailleurs
Parmi les spectacles venus d’ailleurs qui nous ont vraiment marqués, il faut mentionner Jerk, de Gisèle Vienne, Les justes, de Stanislas Nordey, Tragédies romaines, d’Ivo Van Hove, et The Silicone Diaries, de Nina Arsenault. On a aussi été enchantés par Têtes à claques, de Jean Lambert, En attendant le songe, d’Irina Brook, Sextett (en coproduction avec Espace Go), d’Éric Vigner, Billy Twinkle, de Ronnie Burkett, et L’effet de Serge, de Philippe Quesne. De la très belle visite.
Flip /
On s’emballe pour les spectacles qui mettent de l’avant des préoccupations sociales, les créateurs qui s’engagent, se positionnent sur des questions qui concernent la planète entière: sécurité publique, corruption, guerre et immigration. Mentionnons Sexy béton, Au champ de mars, Exécuteur 14, Marche comme une Égyptienne!, Cendres, Ciels, La robe de Gulnara, mais aussi L’affiche, de Philippe Ducros (nouveau directeur artistique d’Espace Libre!), un spectacle créé en décembre 2009 mais lauréat cette année du Prix de la critique remis par l’AQCT.
Flop /
On se désole de l’engouement actuel démesuré pour le béton et les installations lumineuses. Le Quartier des spectacles, c’est bien. Mais des idées, du sens, un propos, une démarche et une vision artistique, c’est bien mieux encore. Démolir, construire et rénover, décorer, enjoliver ou mettre en valeur, investir dans des sphères polaires ou l’illumination d’un édifice, est-ce vraiment sensé alors que nos créateurs manquent de moyens pour donner forme à leurs rêves?
Top 5 /
1. Caligula (remix) (Terre des Hommes)
Traversé de questions existentielles, spirituelles et citoyennes, de fils et de micros, de désirs de vie et de mort, le spectacle de Marc Beaupré – son deuxième! – offre au héros de Camus, incarné avec une conviction peu commune par Emmanuel Schwartz, une formidable tribune. On attend avec impatience la prochaine création du jeune homme.
2. Belles-soeurs (Théâtre d’Aujourd’hui / Centre culturel de Joliette)
Alliant brillamment le propos et la musique, donnant accès aux âmes drôles et furieuses d’une galerie de femmes poignantes, le spectacle de René Richard Cyr et Daniel Bélanger, inspiré de la pièce de Michel Tremblay, est une grande réussite. L’aventure ne fait sûrement que commencer.
3. La nuit juste avant les forêts (Sibyllines)
Une décennie après avoir dirigé James Hyndman dans le monologue de Koltès, Brigitte Haentjens a ressenti le besoin d’y revenir avec Sébastien Ricard. Dans la peau d’un animal aussi blessé que combatif, ni plus ni moins qu’une bombe à retardement, le comédien est d’une rigueur absolue. Un grand moment de théâtre.
4. Une fête pour Boris (Ubu)
Avec la pièce de Thomas Bernhard, Denis Marleau nous entraîne pour notre plus grand plaisir dans un vertigineux théâtre du dédoublement où pullulent masques, maquettes, projections, effigies et marionnettes, une maison de poupée qui suscite fascination et angoisse. Christiane Pasquier, Guy Pion et Sébastien Dodge sont époustouflants.
5. Cendres (Pétrus)
Jérémie Niel est un créateur atypique, de ceux qui préfèrent le silence aux palabres, le non-dit à l’étalage d’affects, le clair-obscur à l’impudeur. Bénéficiant des images du cinéaste Denis Côté, son adaptation du livre d’Atiq Rahimi exprime l’errance, la douleur, le deuil et l’asservissement, mais aussi toute la solidarité dont l’homme est capable. Chapeau!