Anne Dorval : Plus grande que nature
Scène

Anne Dorval : Plus grande que nature

À l’Espace Go, sous la houlette de Serge Denoncourt, la comédienne Anne Dorval s’apprête à incarner Hermione dans Projet Andromaque. Un rendez-vous attendu avec l’intensité de Racine.

Depuis sa création à la cour de Louis XIV en 1667 – et à l’exception de quelques détracteurs de l’époque -, Andromaque, tragédie en vers de Racine, a été partout louée. Elle est pourtant peu jouée au Québec. On ne peut que saluer cette idée qu’ont eue le metteur en scène Serge Denoncourt et la comédienne Anne Dorval de nous la faire redécouvrir. "Je voulais jouer Hermione, explique la comédienne, car c’est un personnage très complexe, formidable à travailler de par ses contradictions. Elle est très moderne et j’aime Racine pour ça: il analyse l’âme humaine avec une extrême précision. Toutes ces contradictions et ces débordements qu’il dépeint font partie de l’essence de l’être humain."

Dorval n’a donc pas le rôle-titre: c’est Julie McClemens qui interprète Andromaque. "Je n’avais pas envie de jouer un personnage dont on menace de tuer l’enfant, tout comme je n’aurais pas envie de jouer Médée. Le meurtre d’enfant, c’est trop dur pour moi, je ne veux pas me mettre dans cet état-là, pas plusieurs soirs d’affilée en tout cas. C’est bien plus jouissif pour moi de jouer Hermione et d’avoir le droit de faire des choses monstrueuses!"

Une femme enragée

Hermione, c’est cette femme fière et passionnée, blessée et terriblement en colère d’être délaissée par son fiancé, Pyrrhus, au profit d’Andromaque. Depuis la prise de Troie par les Grecs, Andromaque, veuve d’Hector dont elle chérit le souvenir, est en effet retenue captive, avec son fils Astyanax, à la cour de Pyrrhus. Les Grecs, inquiets du désir de vengeance qui pourrait, avec les années, éclore chez Astyanax, réclament sa tête à Pyrrhus, par l’intermédiaire d’Oreste. Pyrrhus profite de cette situation pour soumettre Andromaque à un chantage amoureux: soit elle l’épouse, soit il livre son fils aux Grecs. De son côté, Hermione entend exploiter l’amour que lui voue Oreste pour faire de lui l’instrument de sa vengeance sur Pyrrhus.

"Hermione est enragée, démoniaque, mais elle pourrait être tout le contraire si Pyrrhus avait respecté ses promesses, affirme Dorval. Là, elle ne voit qu’une chose, c’est son amour perdu. C’est de l’autodestruction du début à la fin, comme pour les autres personnages, d’ailleurs. Les quatre amoureux sont totalement dysfonctionnels, incapables d’avoir du recul par rapport à l’objet de leur amour, à leur défaite imminente face à l’autre. Ce sont des êtres plus grands que nature, très orgueilleux et qui ont un pouvoir énorme; des rois et des princesses qui n’acceptent pas de jeter les armes. Mais ce n’est pas seulement un chagrin d’orgueil, c’est plus profond, et c’est ça qui est formidable à explorer, car c’est très mystérieux, inexplicable, et en même temps très proche de tout ce que l’on est."

Contrairement à ce que le titre de la pièce pourrait laisser supposer, il s’agit du texte intégral de Racine, sans ajouts ni remaniements. "Le spectacle s’est appelé Projet Andromaque car c’était notre projet à Denoncourt et à moi, et qu’au début, on pensait y ajouter des extraits d’autres textes, notamment des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes. Finalement, on a réalisé que le texte était parfait tel quel, qu’il n’y avait rien à ajouter, ni rien à enlever."

La comédienne ne s’en cache pas: elle est amoureuse de la langue de Racine, et ce, depuis sa prime jeunesse: "Je travaille Racine dans mon salon depuis le Conservatoire, juste pour le plaisir, pour m’amuser, car ses textes me plaisent beaucoup. Cette langue en alexandrins est incroyablement belle, musicale, et c’est un bonheur de la rendre limpide pour tout le monde, de faire oublier le vers. Tous les acteurs n’ont pas envie de jouer en vers, mais moi ça me passionne. J’aime les langues de théâtre, comme dans Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce que j’avais jouée dirigée par Serge. Lagarce a créé une langue qui n’existe pas dans la vie et c’est merveilleux."

Dompter le vers

Mais si l’on aime jouer en vers, n’est-ce pas toutefois terriblement difficile, voire rebutant pour les spectateurs? "C’est sûr qu’il faut travailler fort, admet-elle, car il y a une partie technique qu’il faut avoir réglée: si on s’enfarge dans une syllabe, si la sonorité n’est pas parfaite, la magie est brisée et il est très difficile de reprendre le fil. De plus, ce n’est pas évident d’improviser si on a un trou de mémoire; en tout cas, moi, je n’ai pas ce talent. Il y a des pièges dans Racine, des sonorités très musicales, mais très difficiles à dire dans l’urgence que requiert le personnage. Je pense que, pour les comédiens comme pour les spectateurs, le théâtre est un saut dans le vide. L’expérience peut être extraordinaire ou affreusement plate. C’est un risque pour tout le monde. Mais quand ça marche, on arrive certains soirs à un petit miracle, à un état de grâce. Rien ne peut égaler cette expérience, car elle se passe avec des êtres vivants, ici et maintenant; on les entend respirer, on peut les toucher, tout peut arriver, et c’est différent chaque soir."

C’est la troisième fois qu’Anne Dorval travaille avec Serge Denoncourt. "J’aime sa façon d’aborder les textes avec beaucoup de simplicité et de précision, désireux de rendre les choses accessibles, limpides. C’est très facile de travailler avec lui car il nous met dans un climat de confiance absolue. Serge nous entend, et il voit toutes nos insécurités, même s’il n’en parle pas. Il a un instinct incroyable." Outre Juste la fin du monde, mentionné plus haut, Denoncourt a dirigé Dorval dans Oreste: The Reality Show, en compagnie de deux autres membres de la distribution de Projet Andromaque: Louise Cardinal et Olivier Morin, qui y jouait déjà Pylade, l’ami d’Oreste.

"J’avais très envie que Louise Cardinal joue ma confidente, Cléone, explique Dorval. Non seulement je l’aime énormément comme personne, mais je trouvais qu’elle avait tout pour jouer ce personnage. Une grande écoute, une compassion, mais en même temps une colonne vertébrale. Il n’y a pas de petits personnages dans cette pièce. Ils sont tous là pour quelque chose." En plus des comédiens déjà cités, on verra sur scène Jean-François Casabonne dans le rôle de Pyrrhus, François-Xavier Dufour jouant Oreste, Marie-Laurence Moreau interprétant Céphise, la confidente d’Andromaque, et Mani Soleymanlou dans le rôle du gouverneur de Pyrrhus, Phoenix.

Une lecture sobre

Certains ont peut-être vu la mise en scène burlesque, exubérante, que Denoncourt a faite d’Il Campiello, de Goldoni, en octobre dernier. Ici, le metteur en scène a, semble-t-il, plutôt misé sur la sobriété: "Il n’y a pas de décor – même si les éclairages de Martin Labrecque sont un décor en soi! -, pas de déplacements superflus, pas d’accessoires. Le texte est tellement puissant, les mots, tellement signifiants qu’on n’a pas besoin d’ajouter quoi que ce soit. Je pense que Serge s’est dit qu’avant de faire une relecture d’une pièce très rarement montée, on allait commencer par en faire une lecture, fidèlement, en respectant l’auteur et en essayant le mieux possible d’animer les personnages et de donner envie aux spectateurs de les suivre. On le fait avec beaucoup d’humilité et il n’y a rien pour détourner l’attention de l’histoire. Avec seulement deux tables de travail et des chaises, les spectateurs peuvent imaginer le lieu qu’ils veulent. Les costumes sont contemporains et extrêmement sobres. Hermione est habillée tout en noir, sans bijoux – notamment pas le magnifique collier que je porte sur l’affiche. C’est une princesse, mais sa grandeur, je vais la jouer. Elle est dans ses mots, pas dans ses bijoux."