Karine Ledoyen : La qualité de l'air
Scène

Karine Ledoyen : La qualité de l’air

La chorégraphe Karine Ledoyen nous revient avec une toute nouvelle création, Air, une pièce ambitieuse où elle fait apparaître l’invisible, joue avec le temps et explore les mondes parallèles, brouillant la limite entre vrai et faux.

C’est alors que 2010 est sur le point de céder sa place à la nouvelle année que je rencontre Karine Ledoyen dans un café de la rue Saint-Jean. Fébrile, la chorégraphe qui s’est fait connaître il y a déjà 10 ans avec son projet Osez! m’avertit qu’il se peut que la discussion parte dans toutes les directions, comme c’est la première fois qu’elle sort de sa bulle pour parler de sa nouvelle création, qui prendra l’affiche à La Rotonde en ouverture de saison.

Que n’aimerions-nous pas nous transformer en minuscules particules d’air pour nous immiscer dans la tête de Karine Ledoyen! Une envie qu’a aussi eue Francine Liboiron, interprète avec près de 30 ans de métier qui a travaillé avec les plus grands au pays (Grands Ballets Canadiens, Édouard Lock, Crystal Pite): "Karine est très créative et tellement imaginative! confirme-t-elle. J’avais envie de découvrir ce qu’elle avait dans la tête, de voir son processus de création à l’oeuvre."

Profitant d’un alignement parfait des astres, la chorégraphe et l’interprète ont ainsi pu travailler ensemble pour une première fois dans Air, création pour quatre interprètes (avec également Sara Harton, Mélanie Therrien et Ariane Voineau), qui met aussi à profit le travail de la comédienne et auteure Véronique Côté (mots) et de Mathieu Campagna (musique), entre autres.

MATIERE A REVER

Karine Ledoyen n’aime pas la routine et son point de départ pour créer varie d’une pièce à l’autre. "Avec Cibler, je suis partie de la gestuelle pure, et de là est née une sensation, un feeling. Avec Air, je suis partie d’une idée; le mouvement est né de l’idée."

Cette idée relie en fait plusieurs concepts qui intéressent la chorégraphe, dont la théorie des cordes. "C’est vraiment compliqué et je peux dire que j’y comprends rien! (Rires.) Mais ce qui m’intéressait dans cette théorie-là, ce sont les choses que je m’imaginais en comprendre, comme l’idée des mondes parallèles, qui me fascine énormément."

Comme elle aime explorer une matière première (pour Cibler, c’était la laine; pour Julio et Romette, des boîtes de carton), c’est presque naturellement que l’air s’est imposé. Une matière à laquelle on peut donner plusieurs interprétations: "C’est une matière, mais aussi une idée, quelque chose qui n’existe pas, un amour qui n’est pas là… C’est une pièce qui explore l’invisible, une création née de fantasmes, de rêves, de choses secrètes qu’on ne dit pas", explique-t-elle.

"C’est une pièce onirique, qui fait beaucoup de place à la poésie, avance Francine Liboiron. Elle se veut parfois cruelle comme peut l’être le monde, mais comme peut l’être l’amour aussi. C’est une pièce qui parle d’amour."

"C’est une pièce qu’on peut offrir à quelqu’un qu’on aime en secret", ajoute la chorégraphe.

PERTE DE REPERES

Avec un bassin d’idées aussi fertiles, le terrain de jeu était grand pour la créatrice. "J’ai du stock pour quatre heures de show!", avoue-t-elle en riant.

Se donnant toutes les libertés, elle joue avec les repères de temps et d’espace, dans une structure qu’elle qualifie "d’aller-retour" dans le temps, d’où surgira un univers de plus en plus onirique, irréel, ouvert sur tous les possibles. "Au départ, la pièce est plus concrète, puis se produit une sorte de bascule, une illusion, et les repères se perdent. J’ai étiré le temps et ça a ouvert un espace où je peux créer quelque chose de différent. On crée de la magie!" explique-t-elle, mystérieuse.

Elle joue aussi avec les limites de son médium. "L’air, c’est aussi la voix, le souffle." Ainsi, performance, chant et mots se mêlent au mouvement dansé.

Et Karine Ledoyen se fait plaisir en intervenant sur scène, ponctuant la pièce, devenant une sorte de narratrice: "Je suis un peu l’équivalent des didascalies dans une pièce de théâtre; je transforme le décor, je déplace des objets, je fais des actions… Je suis à la fois dans la pièce et en dehors, je me promène entre les deux mondes."

URGENCE DE DIRE

L’urgence de dire, de s’arroger le droit de voir la vie autrement traverse le travail de la chorégraphe. Et avec Air, cette urgence s’est faite encore plus pressante: "J’ai ce sentiment que si c’était la dernière chose que j’aurais à dire, ce serait ça, cette pièce. C’est une urgence de faire l’état des lieux, peut-être parce que je n’aime pas le monde dans lequel on vit, alors j’ai le goût de m’évader pour inventer d’autres mondes dans lesquels je voudrais être", réfléchit-elle tout haut.

"Avec Air, je ne suis pas dans un état où je crie, mais dans un état où je susurre… mais pas seulement des belles choses!" conclut-elle avec son air coquin.