Dave St-Pierre / Enrica Boucher : À pleine bouche
Presque sept ans après sa création, La pornographie des âmes est enfin présentée à Ottawa. Entrevue avec son célèbre créateur, Dave St-Pierre, et l’une des rares artistes de la distribution originale, l’actrice Enrica Boucher.
C’est depuis une salle de théâtre montréalaise que Dave St-Pierre nous a donné une entrevue téléphonique, dimanche dernier. Tandis qu’il nous parle, il fait le spacing de La pornographie des âmes, l’ajuste aux dimensions de la scène, marque les positions des interprètes et leurs déplacements. Avant de se rendre à Ottawa, à Toronto et en Europe, la pièce qui lui a ouvert le chemin de la gloire sera livrée deux soirs à Montréal au profit d’un fonds de création pour artistes émergents. Entre ces reprises et la création de Moribonds, pièce de théâtre où il fait ses premières armes de metteur en scène, le chorégraphe québécois le plus populaire auprès du grand public et des médias est très sollicité. Trop. Voir est cinquième sur sa liste ce jour-là et il avoue ne plus trop avoir envie de parler de cette oeuvre.
"Hey, ça fait sept ans qu’on me pose la question: pourquoi la nudité? Rien n’a évolué! J’ai plus le goût de répondre à ça!" lance-t-il, excédé. "Et La porno, c’est terminé pour moi. Quand je l’ai redansée après l’opération [une greffe des poumons qui a ôté l’épée de Damoclès que la fibrose kystique suspendait au-dessus de sa vie], je me suis dit qu’il fallait vraiment que je fasse autre chose. Mon corps et mon énergie ont changé. Aujourd’hui, j’ai le goût d’aller de l’avant, de créer. Des photos, du théâtre, de la danse, des performances… Juste créer. Je commence à faire mes propres scénographies, mes éclairages et ça me fait triper. J’ai le goût d’essayer plein de choses."
Touchés en plein coeur
Cette énergie bouillonnante, ce franc-parler, ce désir de brûler la vie par les deux bouts en créant tous azimuts étaient déjà présents au moment de la création de La pornographie…, en 2004. Premier volet de la trilogie Sociologie et autres utopies contemporaines, la pièce creuse l’idée de la perte et de la détresse abordées précédemment dans Le no man’s land show. En 26 tableaux déroulés comme un abécédaire, 14 interprètes mettent leur âme à vif, révèlent l’enfer dans lequel peut nous plonger la passion et les drames, petits et grands, qui peuvent nous frapper: chagrin d’amour, échec, terrorisme, mutilation, viol, exclusion… Danse, théâtre, performance, vidéo, musiques (très variées), philosophie et poésie servent cette oeuvre livrée par des danseurs, des acteurs et, à l’origine, par des non-initiés aux arts de la scène.
"Cette pièce est née parce que j’étais désemparé, choqué, enragé envers plein de choses, commente l’homme de 36 ans. Au début, c’était juste comme un gros vomi, et ça s’est calmé quand j’ai rajouté du monde parce que je n’étais plus le seul à être enragé, à me sentir perdu, à me sentir comme de la merde. Bizarrement, beaucoup de gens ont vécu des ruptures pendant la construction de la pièce. Il y avait toujours quelqu’un qui avait un problème, on ne savait jamais ce qui allait se passer. Ça nous a fait beaucoup réfléchir sur nous, sur la vie… Jusqu’où je peux aller sur scène? C’est quoi mes limites?"
Les limites, celles des artistes et celles du public, sont justement ce que met en jeu cette pièce de 2h30 qui a tourné une centaine de fois depuis sa création. La nudité, parfois provocante, renvoie à l’humanité et à la vulnérabilité des interprètes ainsi qu’au désir de faire tomber les masques des faux-semblants et de la pensée politiquement correcte. Conçue avec les tripes, l’oeuvre va droit au coeur et n’en finit pas d’attirer et de rallier un très large public.
Dave St-Pierre étant un grand instinctif, ses processus de création sont toujours chaotiques. Il crée d’abord des tableaux à base d’images fortes avant de les organiser en fonction de ce qui le fait vibrer. Il en a été ainsi pour Un peu de tendresse, bordel de merde, qui traite des difficultés à nouer des relations dans un monde où le corps se consomme au détriment du coeur. L’actrice Enrica Boucher, inénarrable maîtresse de cérémonie de ce second volet de la trilogie, est l’une des trois interprètes de la distribution originale encore présentes dans La pornographie… Le chorégraphe l’appelle à la rescousse pour parler de l’évolution de la pièce.
"La structure est restée la même, mais certains tableaux ont été complètement revisités pour coller au changement de casting, déclare-t-elle. C’est merveilleux parce que la pièce est restée très vivante, et quand on roule autant un spectacle, il y a une aisance, un confort très agréable. On vit peu de stress et on peut vraiment se laisser aller au plaisir de ce qui va venir au moment de la représentation."