Élise Guilbault et Guy Nadon : Le règne de la peur
Scène

Élise Guilbault et Guy Nadon : Le règne de la peur

Élise Guilbault et Guy Nadon tiennent le haut de l’affiche dans Toxique, une pièce de Greg MacArthur mise en scène par Geoffrey Gaquère au Théâtre d’Aujourd’hui. On parle avec les deux comédiens des peurs qui nous tenaillent, des drames propres aux gens aisés et de ces familles qui font plus de mal que de bien.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les deux comédiens, qui font l’unanimité chez les amateurs de théâtre aussi bien que chez les télévores, semblent enchantés qu’on ait pensé à eux pour tenir les rôles principaux de Toxique. Élise Guilbault, qui n’a pas mis le pied sur scène depuis 2007, a eu un vrai coup de foudre pour le texte de Greg MacArthur traduit de l’anglais par Maryse Warda. "Disons que je n’ai pas réfléchi longtemps!"

Quant à Guy Nadon, qui, juste avant Noël, au TNM, portait avec brio les diatribes de Yasmina Reza dans Le dieu du carnage, c’est la plume du jeune auteur montréalais d’origine ontarienne qui l’a séduit. "Il y a une vraie écriture, lance le comédien de sa voix profonde. Ce qui est plus rare qu’on le pense. L’auteur a fait le pari de donner une voix à des gens qui ont du mal à dire qui ils sont et ce qu’ils vivent, des gens qui ont un vocabulaire d’à peu près 69 mots. C’est un peu comme chez David Mamet, mais en moins mécanique." "On ne sent pas l’exercice ou l’effet de pose, estime Guilbault. C’est une pensée interrompue, fragmentée. Ce sont des gens qui voudraient mais qui ne peuvent pas, parce qu’ils ne savent pas. C’est une langue orale tout en étant éminemment théâtrale, c’est-à-dire écrite."

Sous la menace

Venons-en à l’intrigue, à l’histoire d’Hélène et Bernard, ce couple de banlieusards de la classe moyenne, apparemment irréprochable, que Guilbault et Nadon s’apprêtent à défendre. Dans un autobus, un homme, peut-être un étranger, aurait lancé au visage d’une femme une substance chimique. S’ensuivent sentiment de brûlure et difficultés respiratoires. Toxique, c’est l’histoire de cette femme, Hélène, et des effets considérables que ledit incident aura sur sa vie, mais aussi sur celles de son mari, Bernard, et de ses enfants, Félix (Benoît Drouin-Germain) et Alice (Sylvie De Morais).

S’inspirant d’un événement réel, qui s’est déroulé en 2004 dans une banlieue de Vancouver, la pièce explore le règne de la peur dans lequel nous vivons, de manière plus aiguë encore depuis le 11 septembre 2001. SRAS, anthrax, H1N1, Ebola, sarin, attentats terroristes… la menace, quasi constante, porte plusieurs noms, prend plusieurs formes. C’est cette grande crise de paranoïa individuelle et collective que la pièce cristallise.

"Des fois, je me reconnais dans Hélène, avoue Guilbault. Sa peur, c’est aussi la mienne, la nôtre, celle du grand voyage, la peur qu’on soit ici juste par hasard. Ce qui est intéressant, c’est d’aller creuser, d’aller chercher en moi cette fragilité et cette agitation intérieure pour servir le personnage. La vie, c’est en grande partie une suite de réactions à ce qui pourrait être menaçant, des réflexes instinctifs devant ce qui pourrait mettre notre vie en péril." "Ce n’est pas pour rien que les anxiolytiques se vendent beaucoup, lance Nadon. L’anxiété, c’est craindre quelque chose qui n’existe pas, c’est avoir peur avant que quelque chose se produise."

Cette terreur, de plus en plus envahissante, multiple et pourtant innommable, c’est précisément celle qui ne cesse de croître chez Hélène depuis l’incident. "Ça a déclenché quelque chose, explique la comédienne, ça a donné libre cours à des frayeurs viscérales qui se trouvaient déjà en elle. Un tel déferlement de peurs chez une seule et même femme est éminemment théâtral. C’est comme si la souffrance définissait Hélène, comme si elle était plus vivante grâce à elle. Elle se lance là-dedans tête première. Au fond, elle ne fait que crier à l’aide. C’est d’ailleurs le cas pour tous les personnages."

Famille, je vous hais

La pièce dresse aussi le portrait d’une classe sociale, une petite bourgeoisie de banlieue qui a le luxe du temps, notamment celui de nourrir ses peurs. "Ce sont des gens qui n’ont pas assez de vie, concède Nadon. Il leur faut inventer quelque chose. Je trouve qu’il est crucial de parler d’eux, de les représenter, il y a dans leurs existences, dans leur mode de vie, des enjeux qui concernent toute la société."

"C’est en effet la misère des riches, ajoute Guilbault. Mais le plus intéressant dans la pièce, c’est la prison que le clan est devenu. Quand Alice, la fille d’Hélène, dit qu’elle déteste la personne qu’elle est dans cette famille, c’est très révélateur. Le fils et le mari aussi étouffent. Si ça se trouve, ce n’est pas tellement le sort d’Hélène qui est intéressant. C’est le déclencheur, bien sûr, mais ce sont les dommages collatéraux qui sont les plus importants. Ils vont s’empoisonner la vie. Devenir toxiques les uns pour les autres. C’est une petite société qui va se briser en mille miettes."

"Dans ce microcosme, renchérit Nadon, personne n’arrive à se laisser être qui il est. Ils ont tous un grave problème identitaire. L’incident de l’autobus, c’est le coup donné sur le premier domino. Cette famille est une impasse, elle est faite pour tomber, pour périr d’un cancer qu’elle porte depuis très longtemps, un vice de forme."

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Greg MacArthur

Au Théâtre d’Aujourd’hui, il n’est pas exactement courant de programmer des pièces traduites de l’anglais. Les exemples se comptent sur les doigts d’une main. Avant MacArthur, deux auteurs, aussi ontariens, ont eu droit à cet honneur: Rick Salutin en 1979 et David Freeman en 1984. Existe-t-il d’autres cas? Alors que certains s’inquiéteront de voir Toxique, un texte traduit de l’anglais, créé dans une institution qui "se consacre exclusivement à la création, la production et la diffusion de la dramaturgie québécoise et canadienne d’expression française", d’autres se réjouiront de voir que les francophones ne se sentent plus menacés au point de lever le nez sur une bonne pièce. On a personnellement envie d’y voir un signe des temps, la preuve d’une ouverture, d’une meilleure communication, d’une circulation plus naturelle du talent entre les communautés anglophone et francophone.

Diplômé de l’école de théâtre Ryerson de Toronto, Greg MacArthur, la quarantaine, habite Montréal depuis dix ans. Étrangement, ses pièces, une dizaine, qui ont été jouées à travers le Canada, mais aussi en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Hongrie et en Afrique du Sud, sont pour ainsi dire inconnues des francophones de la métropole. Cet hiver, nous aurons non pas une, mais bien deux occasions d’entrer dans son univers. En effet, jusqu’au 10 mars, au Centre Segal, The Other Theatre présente Réhabilitation dans une traduction d’Emmanuel Schwartz et une mise en scène de Stacey Christodoulou. Les comédiens Danièle Laurin et Michel Mongeau font partie de ceux qui défendent cette pièce qui oblige, comme Toxique, à réfléchir sur "ce que nous sacrifions chaque jour au nom du confort et de la sécurité".

Dans le programme publié par le Théâtre d’Aujourd’hui pour Toxique, MacArthur donne une bonne idée de la manière particulièrement habile dont il relie l’intime et le collectif. Il écrit: "Je crois que les racines de la peur, de la paranoïa et de la terreur ne résident pas dans un ailleurs lointain. Elles ne viennent pas de l’étranger. Je crois qu’elles se retrouvent plus près de chez nous, de nos foyers. Un salon peut s’avérer aussi terrifiant qu’un labyrinthe. Une table familiale, aussi dangereuse qu’un terrain miné. Une conversation, aussi meurtrière que de l’anthrax."