The Dragonfly of Chicoutimi : L'usage de la parole
Scène

The Dragonfly of Chicoutimi : L’usage de la parole

Claude Poissant donne une relecture admirablement sensible du dédaléen Dragonfly of Chicoutimi de Larry Tremblay.

Il est des dramaturges dont les pièces sont d’une telle maîtrise et d’une telle pertinence, sur le fond comme sur la forme, dont les oeuvres sont si denses qu’on serait prêt à jurer que jamais on ne cessera de les revisiter. C’est le cas de Larry Tremblay. On mettrait notre main au feu que la plupart de ses textes continueront de prendre l’affiche, ici et ailleurs, longtemps après sa mort. C’est en tout cas la conviction qui nous habite après avoir assisté au spectacle orchestré par Claude Poissant à partir du Dragonfly of Chicoutimi.

Plus de 15 ans après sa création par le regretté Jean-Louis Millette, quelques mois avant la tenue du deuxième référendum sur la souveraineté, la partition n’a pas pris une ride. La crise identitaire qui s’y trouve cristallisée n’a rien perdu de ses résonances. Dans la forêt, non loin de la rivière aux Roches, quelque chose s’est produit qui a sévèrement traumatisé le jeune Gaston Talbot. Au point qu’il a perdu l’usage de sa propre langue au profit de l’anglais, mais d’un anglais dont la syntaxe est celle du français.

En créant Le ventriloque et Abraham Lincoln va au théâtre, Claude Poissant avait démontré qu’il avait de sérieuses affinités avec les déroutantes partitions de Larry Tremblay. Pour s’aventurer en de pareilles contrées, il faut du courage, pour ne pas dire de la témérité, un sens de l’orientation à toute épreuve, mais aussi un goût pour les entreprises qui nécessitent minutie, précision et délicatesse. On sait maintenant, avec ce troisième spectacle, que le codirecteur du Théâtre PàP correspond tout à fait au profil recherché.

Du monologue, le metteur en scène fait un spectacle choral, polyphonique, particulièrement vertigineux, une troublante plongée dans la psyché torturée d’un éternel enfant. La plus belle audace, c’est d’avoir confié à cinq comédiens, cinq corps, cinq voix, le discours du héros blessé: Dany Boudreault, Patrice Dubois, Daniel Parent, Étienne Pilon et Mani Soleymanlou. Rudement efficace, le procédé donne chair aux différentes facettes du personnage, à ses différents états, aux duels qui le tiraillent.

Le pari, qui consistait essentiellement à exprimer, de manière tangible, le caractère intime et collectif de la tragédie, la valeur d’une langue, d’une identité culturelle à l’heure des nivellements et des accommodements, est relevé haut la main. La confession, suite de mises en abyme, est schizophrénique, rendrait extatique le plus blasé des psychanalystes. Dans ce théâtre de l’inconscient, où les vérités sont fuyantes, les conflits insolubles et les identités changeantes, on entre avec délice, mais aussi, bien entendu, avec une pointe d’inquiétude.

Partout des symboles, des icônes de l’Amérique: le cowboy et son cheval, l’Indien et ses plumes, la mère au foyer et son arsenal de cuisine. Sans cesse on glisse du réel au rêve. Ou serait-ce l’inverse? Chaque individu habite une case, un cadre, une boîte suspendue au-dessus du vide qui évoquent une cuisine, une écurie, une salle de classe, un asile… Ce sont les cinq pans d’un seul et même tableau. Dans ce quintette, chaque ponctuation, geste ou mot, note d’orgue ou hennissement, synchronisme ou divergence, contribue à un fragile et bel équilibre.