Evelyne de la Chenelière : L'exercice de la liberté
Scène

Evelyne de la Chenelière : L’exercice de la liberté

Evelyne de la Chenelière a un mois de mars bien rempli. L’auteure dans la trentaine prépare un nouveau spectacle, Ronfard nu devant son miroir, sous la bannière du NTE, avec son complice Daniel Brière, en plus de voir son premier roman, La concordance des temps, publié chez Leméac. Rencontre.

Après une quinzaine de pièces de théâtre aussi remarquables que Des fraises en janvier, Bashir Lazhar, Les pieds des anges et L’imposture, accoucher d’un premier roman n’est pas une chose banale, c’est un geste courageux, un bel exemple de la liberté dans laquelle Evelyne de la Chenelière a toujours créé.

"La liberté, c’est bien plus qu’une absence de contraintes, lance la rayonnante trentenaire, c’est une résistance, c’est un exercice, quelque chose de très actif. On peut être si facilement avalé par l’air du temps." D’une auteure aussi sensible que déterminée, toujours fidèle à elle-même, lucide et par conséquent pétrie d’angoisses, nous arrive La concordance des temps, un roman bref, mais dense, sur le sentiment d’inaptitude.

"Depuis un certain temps, il y avait de l’écriture qui débordait quand j’écrivais du théâtre. C’est vers ce type d’écriture-là que je souhaitais aller en m’attelant à un roman. Je me suis rendu compte que, même si j’adore le théâtre, l’écriture dramatique me faisait me censurer dans certaines plongées que j’avais envie de faire. Une pièce, c’est une partition, un déroulement dans le temps et l’espace. J’avais envie, pour une fois, de créer un objet qui permette à celui qui le reçoit de s’arrêter, de revenir en arrière s’il le souhaite, de le lire à haute voix… tout ce qu’on peut faire avec un livre."

En fait, de la Chenelière avait envie "d’une chambre à soi, d’une bulle séparée du reste". Quelque chose qui ne concerne qu’elle, qui n’implique pas un metteur en scène, des comédiens, une compagnie… "En même temps, ce n’est pas un vieux rêve, lance-t-elle, je ne me projette pas dans l’écriture romanesque depuis longtemps. Je suis une fille qui a très peur de la solitude. Ça me semblait beaucoup trop long comme aventure. Moi, j’ai toujours hâte de montrer et de parler, de débattre. C’est ce qui m’a menée au théâtre. Finalement, je dois dire que j’ai adoré cette solitude! Si le roman est teinté d’une certaine mélancolie, le processus n’a pas du tout été douloureux. J’étais curieuse de voir où ça allait me mener."

Exploiter le genre

Il est plusieurs aspects du genre romanesque que l’auteure a choisi d’exploiter pleinement. Ainsi, les monologues intérieurs sont reliés par une narration omnisciente, les voix se croisent, les identités se confondent, se recoupent, et les genres aussi.

"Je ne voulais pas être désinvolte de quelque façon que ce soit. J’ai été très exigeante envers moi-même. D’où le fait que le livre n’est pas très long. Je n’ai pas hésité à le réduire pour respecter la densité qui s’imposait. Aussi, comme le texte n’était pas destiné au théâtre, j’étais très consciente du dessin des mots, de leur graphie. C’est-à-dire que j’ai pu écrire des phrases qui, pour être comprises, nécessitent d’être lues et pas seulement entendues, des phrases qui demandent, pour révéler tout leur sens, une connaissance des règles de grammaire. Le roman est notamment basé sur cette idée de la confusion des genres. Certaines personnes m’ont même dit qu’il leur fallait attendre l’accord pour être certaines de l’identité du narrateur. À vrai dire, je prends plaisir à jouer avec le lecteur."

Il y a dans cette histoire un homme, qui a "des pensées suicidaires, s’étonne d’un râteau, d’un étranger moins étranger que lui". Il y a aussi une femme, "qui songe au suicide de sa soeur, à ses baignades d’enfance, à sa peur de l’eau et à ses craintes de procréer". Il marche vers elle, qui l’attend au restaurant. Mais ils ne sont plus vraiment un couple. Leur amour semble impossible. C’est que leurs deuils sont multiples. Comme les nôtres.

"La trame est très simple, avoue l’auteure, mais ce n’est pas l’essentiel. C’est le stream of consciousness qui prime, c’est l’introspection. Ce que je voulais rendre, c’est la pensée des personnages, leurs obsessions, qui sont bien entendu en bonne partie les miennes et celles de plusieurs de mes personnages. Cet homme et cette femme voudraient bien, mais ils ne peuvent pas prendre place dans la vie. Ils sont à côté de la joie, à côté de la fête, à côté des repas, à côté de tout. Effrayés l’un par l’autre, parce que trop semblables, ils sont incapables d’intimité. Je pense avoir fait preuve d’une grande compassion envers eux."

Manifestement, comme celle qui leur a donné la vie, les personnages de La concordance des temps sont des résistants, en ce sens qu’ils refusent le confort et l’engourdissement, plongent sans relâche dans leurs contradictions, fouillent leurs frayeurs, avancent courageusement dans leur propre mystère.

La concordance des temps
Éd. Leméac, 2011, 144 p.

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Ronfard nu devant son miroir

Huit ans après la mort de Jean-Pierre Ronfard, auteur, metteur en scène, comédien et cofondateur du Nouveau Théâtre Expérimental (NTE), Evelyne de la Chenelière et Daniel Brière osent pour la première fois aborder l’homme et son héritage dans un spectacle. Avec eux sur scène: Claude Despins, Victoria Diamond, Julianna Herzberg, Nicolas Labelle, Daniel Parent et Isabelle Vincent.

"Le temps fait en sorte qu’il y a des choses qui se déposent, explique de la Chenelière. Il y a la conscience du legs qui se vit sous toutes sortes de manifestations. Mais ce qui nous a décidés à créer Ronfard nu devant son miroir, c’est la conviction d’avoir entre les mains un document qui pouvait servir de matériau à une dramaturgie: un message téléphonique de Jean-Pierre, pas du tout anodin, adressé à Marthe Boulianne, codirectrice du NTE. Le message, enregistré depuis la France peu de temps avant que Jean-Pierre ne trouve la mort, témoigne d’une urgence de dire, d’un vif désir de communication."

L’auteure reconnaît qu’il y aurait eu largement de quoi s’inspirer ailleurs dans l’oeuvre de Ronfard. Le message était un alibi, un beau prétexte, une invitation, un déclencheur, une permission. "C’est l’aventure théâtrale qui nous a allumés, Daniel et moi. Partir d’un message téléphonique, d’un document sonore, pour en faire le coeur de notre proposition dramatique, le traiter, le disséquer comme un texte fondateur, on trouvait ça assez audacieux. Ça a créé une nouvelle dramaturgie, une façon d’écrire et de concevoir qui était un continuel retour vers ce que le message pouvait inspirer."

Des revendications, c’est ce qu’on entendrait dans ce message, un artiste qui s’insurge contre l’ordre établi. "Ça concerne évidemment la recherche théâtrale de Jean-Pierre, explique de la Chenelière. Mais si on s’attarde, on se rend compte que ses propos ne sont pas applicables seulement à l’art et à la culture, mais aussi à la politique et à l’intime. Son cri est plus vaste. En tout cas, selon nous. C’est irrésistible, après avoir écouté le message, où il y a un véritable appel à la délinquance, où on sent la grande insatisfaction de Ronfard envers son art, de se demander ce qui est hors-norme et irrévérencieux aujourd’hui. C’est pourquoi on a choisi d’aborder dans le spectacle les enjeux de la subversion, de la contre-culture et de la révolution, de s’intéresser à la présence ou à l’absence de ces phénomènes au Québec et ailleurs."

On n’aura donc pas affaire à un hommage en bonne et due forme livré par deux héritiers plus ou moins directs. "Au contraire, explique l’auteure, parce qu’il est question de passage, de transmission, mais aussi de rupture avec le legs. Le spectacle est quelque chose comme une prise de position par rapport à ce que Ronfard nous a laissé. On n’a pas l’envie ni la prétention de livrer la part cachée de l’homme. Ce n’est pas le moins du monde un théâtre biographique. C’est un laboratoire, une fantasmagorie, une vraie démarche expérimentale, on n’aspire pas du tout à un objet léché et compréhensible dans le sens traditionnel du terme."