Denise Guilbault : La loi de la jungle
Dans Manhattan Medea, de Dea Loher, la tragédie naît de la misère et de la solitude urbaines. On en discute avec la metteure en scène Denise Guilbault.
Après Jackie Kennedy et Andromaque, l’Espace Go continue ses portraits de femmes en explorant la figure de Médée à travers un texte de l’auteure allemande Dea Loher, Manhattan Medea. Il s’agit d’une version contemporaine du mythe, qui reprend les grandes lignes de la tragédie, mais avec des enjeux différents. Nous sommes ici à New York, Médée (Geneviève Alarie) et Jason (Alexandre Goyette) sont des "sans-papiers"; le roi Créon, devenu Sweatshop-Boss (Germain Houde), exploite un atelier clandestin; un portier (Paul Ahmarani) joue le rôle de coryphée; et l’oracle est un travesti extravagant (Didier Lucien).
"Ce texte a un côté rugueux que la tragédie classique n’a pas, explique la metteure en scène Denise Guilbault. Jason et Médée sont venus aux États-Unis pour se faire une nouvelle vie, mais ils vivent dans la pauvreté. Prostitution, arnaques et drogue font leur quotidien. Je dis aux acteurs que Médée est habituée à frôler les murs, comme un chien pelé. Ils vivent dans la peur d’être pris, c’est la loi de la jungle. C’est facile d’avoir de grandes valeurs quand on a un toit, de quoi manger et un statut. Eux arrivent avec rien et ils n’ont pas de papiers, donc ils ne valent rien. Ça donne lieu à une vie misérable."
Si la situation est urbaine et contemporaine, la langue de Loher est loin d’être familière. "Son écriture est essentiellement poétique, précise Guilbault, et sa construction est inhabituelle. En fait, elle suit l’articulation de la pensée, qui procède par à-coups et évolue à mesure qu’elle se met en place. Cela évite au texte de tomber dans le quotidien, ce qui aurait réduit sa charge. Se faire un chemin dans cette langue a été un travail fascinant pour les acteurs et pour moi. Nous voulions trouver le souffle de la tragédie sans tomber dans les cris, les sons allongés… Mordre, comme un pitbull dans un os."
Contrairement à la Médée d’Euripide, dotée de pouvoirs magiques et protégée des dieux, celle de Loher est complètement démunie. "Sa vie bascule quand l’homme pour qui elle a tout quitté lui dit qu’il ne l’a jamais aimée. Sa détresse est totale, elle n’a aucune ressource, et être seule à Manhattan, c’est être très seule. Comme tout le monde, je suis fascinée par les grandes figures, mais les tragédies des petites gens me coupent le souffle. Après ses crimes, elle le dit elle-même: "À partir de maintenant, je deviens une mort vivante." C’est la condition humaine dans toute sa grandeur et sa misère."