Édouard Lock : Authentique phénomène
Musique

Édouard Lock : Authentique phénomène

Édouard Lock fête le 30e anniversaire de La La La Human Steps à la Place des Arts avec une création pour 12 danseurs et une exposition multimédia. Retour sur l’histoire d’un succès fulgurant et jamais démenti.

Nul doute que les bonnes fées des arts flottaient dans l’air d’Essaouira au Maroc quand Édouard Lock y a vu le jour, en 1954, trois ans avant que ses parents n’élisent le Canada comme terre d’adoption. Engagé dans des études littéraires, ce fils de Marocain et d’Espagnole se passionne pour le cinéma quand le hasard l’amène à découvrir la danse. Coup de foudre. Révélation d’un talent naturel pour la chorégraphie. Dès sa première oeuvre, signée à l’âge de 21 ans pour le Groupe Nouvelle Aire, la critique souligne l’originalité de son style. Six ans plus tard, en 1981, il reçoit l’une des plus hautes distinctions chorégraphiques au pays pour Oranges, qui marque le début de sa collaboration légendaire avec Louise Lecavalier. D’abord appelée Lock Danseurs, sa toute jeune compagnie est rebaptisée La La La Human Steps.

"Je suis passé par plusieurs styles sans les qualifier ni les comparer; mon évolution a été intuitive, commente le chorégraphe. Je me concentrais plus sur un choix de danseurs et c’est comme ça que je suis allé vers la création d’une compagnie." Mariant les styles classiques, modernes et la danse contact, Lock agite les pieds de la fougue des claquettes et anime les mains du raffinement des mudras indiens. Et déjà, il accélère le mouvement, place ses danseurs en situations de danger et multiplie les chutes, soulignant ainsi la vulnérabilité du corps appréhendé comme un mystère impénétrable. Des traits majeurs de sa signature sont déjà affirmés.

La pièce suivante vaut à Lecavalier un Bessie Award et celle d’après, Human Sex, consacre la danse explosive de La La La sur la scène internationale. L’androgynie de la "bombe blonde" et sa force physique renforcent le volontaire décloisonnement des genres (elle porte ses partenaires avec le même aplomb qu’elle s’élance vers eux en double vrille horizontale), traduisant la nature équivoque de la sexualité, thème qui traverse l’oeuvre de Lock tout comme le triangle amoureux, la rupture ou le caractère inéluctable du vieillissement et de la mort.

"On avait la sensation qu’on avait tous une nature extrême intérieure et on extériorisait cette réalité. À cette époque, c’était un peu comme parler à voix haute dans une bibliothèque alors que tout le monde chuchotait, estime le chorégraphe. On ne voulait pas reproduire sur scène ce qu’on voyait dans la réalité. Aussi, on affichait une autonomie de la chorégraphie par rapport aux créations musicales. Et au fond, ce qui choquait dans Human Sex, c’était plus le volume de la musique que la danse."

Sollicité par des compagnies de ballet, Lock signe sa première oeuvre sur pointes en 1985. Viennent ensuite les folles collaborations avec David Bowie et Frank Zappa (un des souvenirs les plus touchants), Carole Laure et Lewis Furey, trois films sur la compagnie et, en 2002, une commande du Ballet de l’Opéra national de Paris qui lui rapportera un Benoit de la danse. Le virage vers la pointe amorcé avec Exaucé/Salt en 1998 s’affirme avec Amelia – dont le film, réalisé avec André Turpin, récoltera six prix – puis Amjad, et avec cette nouvelle création qui a déjà traversé 16 villes et six pays sans trouver de nom. Toujours aussi extrême, la danse de Lock s’est faite plus tendre et même plus lyrique. Et s’il ne sait dire ce qui l’attire encore dans l’usage de la pointe, à la question d’un rêve qu’il nourrit pour l’avenir, il répond en riant: "L’abolition de la gravité!"

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Témoignant des talents photographiques d’Édouard Lock, l’exposition anniversaire présentée jusqu’au 8 mai dans l’Espace culturel de la Place des Arts comprend aussi des vidéos et des trames sonores à télécharger. Elle constitue une parfaite activité apéritive avant une représentation de cette chorégraphie sans titre inspirée des opéras baroques Didon et Énée de Purcell et Orphée et Eurydice de Gluck. À l’instar d’Amjad, l’oeuvre nous relie à un patrimoine culturel devenu quasi universel en Occident dont elle offre une refonte totale.

"J’ai travaillé en étroite collaboration avec le compositeur Gavin Bryars pour choisir les sections des deux opéras qui pourraient s’imbriquer pour créer une nouvelle structure et je suis rentré dans les deux histoires sans en devenir dépendant, indique Lock. Je ne voulais pas que la narration devienne une cage pour le mouvement."

Construite comme un langage où les gestes sont les mots d’un discours indicible, la chorégraphie est truffée de références personnelles que l’auteur se garde bien de vouloir rendre lisibles: portée par la teneur émotionnelle de la musique, l’abstraction empruntera diverses voies de résonance pour toucher le public.

Les éclairages en clair-obscur auxquels Lock nous a habitués reflètent aussi ce choix d’un flou artistique volontaire. "Quand mon père dessinait, il couvrait toujours le dessin avec des ombres, ce qui avait le don de m’irriter, raconte-t-il. Je ne comprenais pas qu’il gâche ça avec des traits de charbon, des taches. Il disait que l’art se trouvait non pas dans le dessin, mais dans les interférences avec les traits. Peut-être que ça a fait son chemin…"

Outre les costumes noirs de Liz Vandal et les projections de séquences filmées, où se déclinent à nouveau les thématiques du vieillissement et de la distorsion chères au chorégraphe, on retrouve Armand Vaillancourt à la scénographie et des musiciens live pour interpréter l’oeuvre conjointe de Bryars et Blake Hargreaves. "C’est important d’avoir des musiciens sur scène parce que l’acte de jouer de la musique est physique et visuel, c’est une façon de danser, explique Lock. J’aime voir deux groupes de personnes en interaction plutôt qu’une composition immuable à laquelle se plient les danseurs. Ça crée un genre de coopération intéressante même si elle n’est pas ancrée dans la structure chorégraphique."

Aux côtés de Talia Evtushenko, Jason Shipley-Holmes et Zofia Tujaka, on découvrira les huit nouveaux danseurs de la compagnie et une invitée de prestige: la danseuse étoile du Ballet Kirov et de l’American Ballet Theatre Diana Vishneva. Pour trois soirs seulement.