Paul Ahmarani : Pièce de résistance
Scène

Paul Ahmarani : Pièce de résistance

Paul Ahmarani achève une saison théâtrale bien remplie avec L’enclos de l’éléphant, une pièce d’Étienne Lepage mise en scène par Sylvain Bélanger. Le spectacle, produit par le Théâtre du Grand Jour, est dévoilé à l’occasion du Festival TransAmériques.

Il a beau avoir fait le clown pour le Cirque du Soleil, Paul Ahmarani, bientôt quarantenaire, n’est pas de ceux qu’on associe spontanément au divertissement. Seulement au cours de la saison qui s’achève, avec des pièces comme Exécuteur 14 à l’Usine C, La noce au Prospero et Manhattan Medea à l’Espace Go, le comédien a nagé dans les traumatismes de la guerre, la montée du nazisme, la lutte des classes et les ravages du capitalisme… Il faut dire qu’ils ne courent pas les rues, les comédiens de sa trempe, ceux qui n’ont pas peur de fouiller les plus bas instincts de leur espèce, ceux qui sont partants pour exprimer l’horreur, incarner monstres, fauteurs de troubles et autres créatures diaboliques…

Heureusement pour nous, le comédien ne semble pas près de quitter le théâtre qui dérange pour celui qui conforte. Avant de prendre part, la saison prochaine au Théâtre d’Aujourd’hui, à la création de Cantate de guerre, le nouveau Larry Tremblay, mis en scène par Martine Beaulne, Paul Ahmarani s’avance ces jours-ci dans L’enclos de l’éléphant, une pièce à la fois tendre et cruelle qui lui permet de croiser le fer avec Étienne Lepage, auteur, Denis Gravereaux, comédien, et Sylvain Bélanger, metteur en scène et directeur du Théâtre du Grand Jour.

Bourreaux et victimes

Porté par une violence sous-jacente inouïe, le nouveau texte d’Étienne Lepage, celui-là même qui nous a donné Rouge gueule, est une mise à nu des rouages du pouvoir et de la soumission, un face-à-face troublant, un pacte (malsain ou salvateur?) entre un bourreau et une victime. La rencontre évoque En attendant Godot de Beckett, Orange mécanique de Kubrick, Funny Games de Haneke, Big Shoot de Kwahulé, ou encore Dans la solitude des champs de coton de Koltès.

Dans le programme du FTA, on résume ainsi l’intrigue: "Le temps d’une averse, un homme confortablement installé chez lui consent à laisser entrer un inconnu. Mais plus ce dernier parle, moins on comprend ce qu’il veut. Ce qui semblait clair devient brusquement trouble. Que peut faire un éléphant contre un moustique?" Dans une brève vidéo réalisée par le Centre des auteurs dramatiques, l’auteur parle de son texte comme d’une histoire d’amour! "C’est l’histoire de deux personnes qui essaient de se trouver et de se comprendre à travers l’autre, précise-t-il. Disons que c’est une histoire de fraternité!" Une fraternité dont on se demande, en fin de compte, si elle est possible.

"C’est un chef-d’oeuvre, lance Ahmarani avec toute la conviction qui le caractérise. J’ai rarement ressenti quelque chose de semblable. Ce texte m’est arrivé dans le corps d’une manière vraiment particulière. Il y a un jeu fascinant avec l’inconnu. On ne sait pas où on est. On ne sait pas ce que le personnage veut. Tout peut arriver. Et je dirais que c’est comme ça que je le joue. Je me laisse porter par l’écriture, la langue, le rythme; ce qui fait en sorte que je suis constamment ici et maintenant. On dirait que je ne sais pas quand la phrase finit, que je ne sais pas quel geste le personnage va poser. C’est comme si le moment présent s’imposait à moi chaque fois que je joue le texte, comme si c’était la première fois que je prononçais ces mots."

Établir un lien

On aura compris que le comédien, de son propre aveu plus instinctif que cérébral, apprécie cette posture, ce sentiment perpétuel de découverte. "Je ne psychologise en rien mon personnage. Je ne fais que me laisser porter par ce texte qui semble en quelque sorte avoir été écrit pour moi. Ce jeu cruel a-t-il un sens? Est-ce qu’il y a une logique aux agissements du personnage? Un but, un plan, une stratégie? Même après tant de travail, toutes ces répétitions, je refuse de me poser ces questions. Pour moi, la seule chose qui motive l’entrée de mon personnage, c’est la volonté désespérée d’établir un lien avec cet autre être humain, de le toucher. Ni plus ni moins."

Évidemment, ce qui fait la richesse du texte de Lepage – dénonciateur sans pour autant défendre une thèse -, c’est la multitude de lectures qu’il autorise. "Cette pièce peut être interprétée comme la rencontre de deux petits gars de huit ans, estime Ahmarani. Ou encore comme une allégorie sur la loi du marché et le capitalisme. La relation commerciale serait-elle le seul échange qui subsiste aujourd’hui entre les êtres humains? Est-ce qu’on en est rendus là? Réduits à des questions de vente, d’achat et de profit?" Impossible ici, pour le comédien aussi bien que pour le critique de théâtre, de ne pas penser au discours libertarien et à ceux qui osent l’appliquer aux arts. Consternant.

Un dispositif pas banal

Les réalisations du Théâtre du Grand Jour expriment souvent un désir de bouleverser les relations entre les spectateurs et le spectacle, de briser le quatrième mur, de redéfinir la relation entre la scène et la salle, entre le public et l’oeuvre. L’enclos de l’éléphant n’échappe pas à cette bonne habitude. Avec Romain Fabre (décor), Larsen Lupin (musique) et André Rioux (lumières), Sylvain Bélanger a imaginé un dispositif pas banal – avec mini-caméras, écrans et micros -, un environnement qui s’appuie sur les notions de voyeurisme et de surveillance, des obsessions on ne peut plus contemporaines.

"Il ne faut pas trop en révéler, explique Ahmarani, mais disons que, pour que le public prenne position, on a procédé à une mise en abyme en le mettant dans une situation qui évoque celle des personnages. Le spectateur est en quelque sorte seul, seul avec son jugement, seul avec ses préjugés, mais il appartient aussi à un groupe, il est en relation avec quelqu’un d’autre, voyeur et objet du voyeurisme. Ça s’apparente à une installation ou à un happening. À mon avis, c’est ce qui fait qu’on quitte la pièce de théâtre pour vivre une véritable expérience théâtrale."

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