Blanche-Neige et La Belle au bois dormant : Désenchantée
Scène

Blanche-Neige et La Belle au bois dormant : Désenchantée

Satires saignantes et vicieuses, Blanche-Neige et La Belle au bois dormant forment un bizarre amalgame théâtral à la fois triste et excitant.

Quelque part entre le dessin animé, la philosophie conceptuelle et les désordres de la chair, se trouve un pays où chacun cherche son rôle. Nourri au vitriol de l’auteure autrichienne Elfriede Jelinek, que certains fuient comme une sorcière, ce pays en est un de fantasmes sales et de lucidités démoniaques. Ses pièces tirées des Drames de princesses qui revisitent ici les contes de fées n’échappent pas au grincement de sa langue, mais leur cynisme rivalise avec un jeu charnel, ironique et burlesque original et exquis.

Dans le décor kitsch d’un centre commercial, une jeune femme entre dans une cabine d’essayage pour enfiler un costume de Blanche-Neige. Le conte est une chimère parmi les autres, car tout n’est que jeu, faux-semblant et mensonge dans l’univers extralucide de Jelinek. Si le spectateur peine à suivre les envolées métaphysiques du Chasseur qui, en froid dominateur d’extrême droite, prétend détenir la vérité, ou la défense étourdissante d’une Blanche-Neige qui croit dominer le monde par sa beauté, il se trouve vite dérouté par leur perte de contrôle. S’épuisant de leurs logorrhées verbales, les êtres se trouvent dominés par des pulsions bestiales, sexuelles et violentes qui les font décrocher de leur rôle pour devenir des marionnettes tantôt grotesques, tantôt lubriques. Le Prince charmant, incarné par un rappeur imbu de lui-même qui se prend pour Dieu parce qu’il a ressuscité la Belle au bois dormant, elle-même persuadée d’exister avant le baiser du prince qui pourtant la possède tout entière, chacun essaie, comme tous les autres personnages, de dominer l’autre pour cacher qu’il ne se domine pas lui-même.

Chorégraphiée au quart de tour, la pièce exige une grande dextérité verbale et physique de la part des acteurs dirigés d’une main de maître par Martin Faucher. Le metteur en scène a réussi l’exigeant pari de marier la mécanique infaillible du dessin animé à la dimension philosophique de ce théâtre intellectuel qui vire aussi à la farce. La scénographie, mélange de clichés des contes, de néons fluo et autres éléments d’un triste monde artificiel, colle parfaitement à ces drames cauchemardesques où la magie n’opère plus, mais continue à envoûter dans le souvenir de l’illusion perdue. Sophie Cadieux se promène avec une aisance remarquable entre sa Blanche-Neige mécanique et sa Belle aguicheuse chancelante, très bien accompagnée par Sébastien Dodge, glacial, et Éric Bruneau, obscène. Le verbe étourdissant jusqu’à l’insupportable de l’auteure, souvent critiquée pour sa froideur, expose par son excès le danger des idéologies sur lesquelles s’échafaudent les contes de fées tout autant que nos identités. Désenchantée, la princesse de Jelinek fait craquer les masques d’une humanité accrochée à ses mythes.