Anna sous les tropiques : En manque de moiteur
En quête d’émotion, le Rideau Vert ouvre sa saison avec un récit aux accents latins qui peine à s’enflammer.
L’anecdote historique qui a inspiré le dramaturge américain d’origine cubaine Nilo Cruz, Prix Pulitzer en 2003 pour cette pièce, ne manque pourtant pas de piquant ni de portée dramatique: au début du siècle, dans les manufactures de cigares de La Havane, on engageait des lecteurs chargés de divertir et d’informer les ouvriers par le biais des chefs-d’oeuvre de la littérature mondiale. Cette tradition s’était propagée en Floride, terre d’accueil de nombreux exilés cubains.
Cruz plante donc son décor à Tampa en 1929, alors que l’arrivée d’un nouveau lecteur (Benoit Gouin) dans le petit atelier dirigé par Santiago (Germain Houde) et son épouse Ofelia (Carole Chatel) sème l’émoi. Son charme et ses choix littéraires – Anna Karénine de Tolstoï – vont attiser la passion des unes et la jalousie des autres.
Disposant d’une solide équipe de comédiens réunissant aussi entre autres Jean-François Casabonne et Geneviève Schmidt, le metteur en scène Jean Leclerc semble avoir tout misé sur la seule émotion. Celle-ci pourtant tarde à se manifester même si les interprètes se décarcassent, pris dans une psychologie sommaire accolée aux protagonistes de ce qui reste une fable, avec ses enjeux cristallins et ses personnages typés. En résulte un mélodrame qui souligne à traits appuyés ses deux axes principaux, soit le pouvoir de la littérature sur les âmes et la mort d’un monde ancien et plus humain remplacé par un empire mécanisé au nom de la vitesse et du profit.
Le texte possède pourtant des qualités poétiques bien rendues dans la traduction française que signe Maryse Warda. Qui sait si une exploration moins littérale et un peu plus lyrique de cette langue n’aurait pas justement permis à la passion de jaillir? Une question qui restera sans réponse au sortir de cette production du Théâtre du Rideau Vert.
Je tiens à souligner que dans la version papier de Voir, le titre de la pièce n’était indiqué nulle part… C’est pourtant un renseignement essentiel!
Passage à tabac
Le TRV lance sa saison sous les tropiques avec Anna à Tampa (Floride). Sujet peu banal : la puissance de la littérature chez des illettrés exilés abrutis par leur travail de rouleurs de cigares à la main, mais avides de s’instruire et de s’émouvoir dans l’écoute des plus belles pages des chefs-d’œuvre littéraires dont fera partie Anna Karénine de Tolstoï.
Deux mariages, deux couples, deux coupables lecteurs. Les lecteurs s’introduisent dans leurs vies et chamboulent la réalité : le divorce de la fiction au nom d’une passion torride à des lieues de l’indifférence et de la routine. Il est donc encore permis, par feuilletons, de rêver à des romances extrêmes pour en arriver à ce célèbre constat : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon.»
La tension dramatique repose sur le personnage de Cheché floué par sa femme qui l’a quitté pour un lecteur. Il développera une haine viscérale envers cette race de vendeurs d’illusions dont le prochain lecteur fera les frais. Progressivement, Cheché Casabonne se métamorphose (n’a-t-il pas joué Kafka ?) en capitaliste intraitable répondant aux instincts les plus vils de l’être humain. Le paroxysme est atteint lorsqu’il constate la reprise de ce même scénario dont il fut victime et que s’apprêtent à vivre Anna et son mari, laquelle « n’éprouvait plus envers son mari que la répulsion du bon nageur à l’égard du noyé qui s’accroche à lui et dont il se débarrasse pour ne pas couler. » Distribution impeccable : dans le rôle du lecteur, Benoît Gouin attisera la flamme ; Germain Houde, en bon père de famille et en patron consciencieux parviendra à surmonter ses démons (le jeu et le rhum) grâce à sa fidèle et fière épouse, jalouse gardienne d’une manière de faire, incarnée par Carole Chatel ; les Geneviève Rochette et Schmidt se perdront dans leurs sentiments de jeunes sœurs esseulées et pâmées d’aventures amoureuses.
Jean Leclerc signe ici une mise en scène originale toute nostalgique et toute romantique d’une époque révolue, celle des torcedores remplacés par des machines plus productives dans la compétition féroce et cruelle que se livrent les grandes fabriques américaines en plein krach. Pierre-Étienne Locas rend habilement le moindre espace d’un décor chaleureux, même étouffant par moments, où s’affairent le lecteur et les ouvriers du tabac sur cette si petite scène du Rideau Vert.
Une autre tradition se perd… Ay, caramba ! Viva Romeo y Julieta y Anna K.