Dominic Champagne : Triptyque de colère douce
Scène

Dominic Champagne : Triptyque de colère douce

Dépossédés de leur rêve, abusés par un système qui les exclut, les personnages de Tout ça m’assassine dessinent le visage d’un peuple indigné.

Depuis son bureau surplombant la Place des Arts, Dominic Champagne voit double: d’un côté, la Cinquième Salle accueillera bientôt la production du Théâtre Il va sans dire Tout ça m’assassine, et de l’autre, le TNM mettra à l’affiche son HA ha!… en décembre. "Ce sont deux projets qui se répondent. HA ha!… est plein de résonances parce que quand c’est sorti, Ducharme portait un regard sur un certain Québec qui s’écroulait, et Tout ça m’assassine tient de ça aussi." La débâcle du Québec se décline ici en "trois courtes pièces sur l’air du temps", trois paroles libres assoiffées de justice. "J’étais en train d’écrire La déroute quand je suis tombé sur le texte de Pierre Lefebvre, Confessions d’un cassé, écrit pour la revue Liberté (dont il est le rédacteur en chef). C’est une confession autobiographique sur la dépossession et une critique du credo ambiant du libre marché, de la logique économique. Alexis Martin incarnera cet intellectuel brillant qui ne comprend pas que le monde dans lequel il vit n’ait pas de place pour lui."

Ce cri indigné fait écho à la méditation sous forme de marche funèbre de Champagne. "Ma Déroute est une réflexion sur la débandade du rêve collectif inspirée d’un soir de 1987 où, après avoir vu Louise Lecavalier danser, j’ai sauté dans un taxi vers Québec pour assister aux funérailles de René Lévesque. La liberté incarnée dans un individu souverain dansait à Montréal pendant que le peuple enterrait son rêve collectif." À ces textes se greffe la poésie d’un autre révolté, Patrice Desbiens, écrivain franco-ontarien admiré par le metteur en scène. "Desbiens est un poète immense, percutant, très "groundé". Il a le regard triste et en même temps brillant, quelque chose de l’ivresse, du mal de vivre et de la perdition."

Avec le sentiment d’être arrivé "au bout de l’individualisme qu’on a tant cherché et chéri", Champagne réunit ce trio de paroles en colère pour comprendre la fin du rêve collectif, mais le spectacle n’est pas pamphlétaire. "C’est un show d’acteurs avec des personnages originaux, des chialeux sympathiques qui crient leur indignation devant l’esprit de cupidité. Les confessions de l’alcoolique de Desbiens, un poète esseulé qui dialogue avec sa muse, répondent au cassé de Lefebvre et au duo de marginaux détraqués de ma Déroute, deux clochards célestes incarnés par Antoine Bertrand et Mario Saint-Amand. Le show brasse le désir de rêve, de liberté, d’égalité et de fraternité, mais les personnages n’y croient pas. Moi-même, je suis un individualiste qui n’arrive pas à se brancher à un "nous" avec sincérité."

Champagne aborde le thème fort actuel de l’effritement du collectif, mais résiste au défaitisme stérile. "J’ai le naturel cynique, mais c’est aussi un cliché de s’enfermer dans la dénonciation et l’indifférence. Quand j’écrivais La déroute, je voyais les gazières débarquer dans l’arrière-pays et la réalité de ce que j’écrivais me rattrapait. Je rencontrais l’arrogance de ceux qui ne se gênent pas, vu la fragilité du collectif, de "bulldozer" le territoire et de prendre le bien des gens, mais aussi le sentiment d’impuissance et de résignation de mes concitoyens, prêts à avaler ces couleuvres. C’est ça qui m’assassine. On vit le démantèlement de l’État dans lequel on a investi depuis 30 ans." D’abord humaniste, le spectacle est teinté d’une colère douce, celle des hommes dont les rêves crevés cherchent à ressusciter.