Chaque jour : Turbulences à La Licorne
Scène

Chaque jour : Turbulences à La Licorne

Denis Bernard demeure fidèle au théâtre La Licorne en baptisant la nouvelle salle avec une fable critique sur l’impuissance et la paralysie de notre société. Tribune de choix pour une dramaturgie contemporaine qui ose bousculer, le théâtre de l’avenue Papineau offre à Fanny Britt l’honneur d’inaugurer le nouvel espace dédié à la création d’ici et de l’étranger avec Chaque jour.

Dans ses bureaux fraîchement revampés, le directeur artistique et général de La Licorne et du Théâtre de La Manufacture nous accueille, vibrant de la fébrile excitation qui accompagne les nouveaux départs. La prise de risques et la volonté de donner la parole à une dramaturgie proche des gens ont toujours nourri la compagnie fondée en 1975 par un collectif dont faisait partie Jean-Denis Leduc, à la barre du théâtre jusqu’en 2009. Denis Bernard n’a pas l’intention de trahir le poulain bien éprouvé dont il a hérité. La pièce qui ouvre la saison est "un polaroïd très critique sur deux générations", explique-t-il, les yeux pétillants. Britt, la traductrice du Pillowman qu’il a mis en scène en 2009, était auteure en résidence à La Licorne cette même année où elle invita Bernard à mettre en lecture Chaque jour au Festival du Jamais Lu. Le metteur en scène fut tout de suite conquis par ce portrait de la violence sourde dans un couple.

Amour bestial

Le drame suit un jeune couple que peu de choses unit, si ce n’est le sexe et la violence, des modes de communication limités, soit, mais c’est leur langage à eux. "Ce sont des petits chats de ruelle qui ont un rapport très concret et spontané aux choses", raconte Vincent-Guillaume Otis. "Le sexe est une façon de se connecter, mais c’est aussi un déni, une manière de ne pas faire face aux choses", poursuit Anne-Élisabeth Bossé. Le couple, habitué à un corps-à-corps brutal, sera bouleversé par le choc du gars qu’aura provoqué une musique entendue dans un iPod. "C’est l’histoire d’une rencontre avec l’art et la beauté, à quel point ça peut perturber une vie", poursuit V.-G. Otis. Denis Bernard a d’ailleurs joué avec l’idée d’être renversé dans sa mise en scène, faisant carrément léviter son personnage. "Le gars flotte. Il a entendu quelque chose et n’a pas su comment réagir. Il est en choc, perturbé par la beauté, quelque chose de plus grand que lui. Il n’y a rien d’autre que le cul qui rassemble ces jeunes amoureux qui se cherchent. L’ignorance entraîne la violence", explique Bernard. "Chaque jour a les résonances d’un drame psychologique, mais ce qui me plaît surtout, c’est de ne pas dessiner une courbe qui ne soit qu’ascendante ou descendante. J’aime les aspérités, que les personnages soient amnésiques. Ils s’engueulent et, cinq minutes plus tard, ils font l’amour. L’écriture de Fanny est un muscle à vif qui permet d’entrer dans les zones de turbulences et de rapprocher le personnage de sa nature profonde, bestiale et primaire."

L’inertie à deux âges

La pièce comptait à l’origine deux personnages. Pour ajouter une touche surréaliste, Bernard a amené un troisième personnage. C’est ainsi que le rôle de Marie Tifo est né. Après avoir joué une centaine de pièces, l’actrice avoue être déstabilisée par son personnage. "Je joue un genre de Lise Watier sur l’acide! Je fais confiance à Denis parce que je n’ai jamais joué ce genre de rôle. J’incarne une opportuniste totale qui se retrouve en face d’un jeune couple qui se déchire, démuni culturellement et porté sur le sexe. Mon personnage est de la génération qui profite de son confort, se protège, a peur de tout et pense juste à sa petite personne. Ça me fait penser à notre société québécoise tournée vers l’intérieur." Chaque jour n’avait pourtant rien d’une critique sociale pour l’auteure, mais le metteur en scène comme les comédiens s’entendent pour dire que derrière la petite fable se devine celle de notre immobilisme social. "La parole de Fanny est critique et violente, avance Bernard. Marie Tifo incarne les baby-boomers qui ont tout vu et ne décrochent pas. À côté, les trentenaires sont désorientés. Le gars est dans l’inertie totale et la fille endure la violence de son chum, se fait traiter comme une carpette, spectatrice de sa vie. Des deux générations, l’une est sclérosée dans un confort et une indifférence et l’autre reste immobile dans l’ignorance. On peut y voir une métaphore du Québec qui est à une décision de prendre sa vie en main." Ce à quoi V.-G. Otis ajoute: "Le choc que vit le personnage, c’est peut-être une façon de dire: c’est par la culture, par la beauté que le Québec va s’émanciper." Politique ou pas, chacun peut reconnaître ces chocs merveilleux qui chavirent. "C’est l’histoire de quelqu’un qui aurait passé toute sa vie dans le noir et à qui on ouvre la lumière", ajoute A.-É. Bossé.

Du cran au flanc

La lumière et la beauté des rencontres qui renversent, La Licorne en a souvent été l’instigatrice. Théâtre de quartier, La Licorne n’a jamais eu peur de surprendre et de déranger. "La Licorne s’adresse à l’intelligence du public, croit V.-G. Otis. Elle redonne ses lettres de noblesse au terme "populaire". Ce sont des pièces qui nous rejoignent, mais qui ne sont pas faciles. Il faut arrêter de dire que le théâtre ne doit pas être forçant."

Aux dires du metteur en scène, Chaque jour est une proposition risquée. "C’est un objet en apparence conventionnel, mais c’est dans l’atmosphère que le décalage agit." V.-G. Otis évoque une parenté avec Lynch! Il faut dire que La Licorne a du cran au flanc, comme son directeur qui avouera quand même sa peur. "Ça fait longtemps que je n’ai pas eu la chienne de même, mais si je n’avais pas peur, je ne verrais pas l’intérêt!" La Licorne, qui a donné la parole à des auteurs comme Jean Marc Dalpé, François Archambault et Olivier Choinière, aide au développement dramaturgique. "On a maintenant six auteurs en résidence par année. Jean-Denis Leduc et moi n’avons jamais voulu provoquer pour provoquer, mais dérouter le spectateur. Cet automne, on ouvre avec deux factures très différentes. La fin de la sexualité, c’est du Saturday Night Live; avec Chaque jour, j’ai osé des choses pour une salle qui compte désormais 175 places au lieu de 140, mais je ne commencerai pas à jouer la prudence pour me rassurer." À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, dit l’adage auquel ce théâtre reste fidèle. Prêts pour la bascule?