Chaque jour : Appel d’air
Fanny Britt scrute la dérive de l’ennui jusqu’à son absurde logique dans Chaque jour, une pièce dure et exigeante sur l’aliénation par la violence qui touche et bouscule malgré ses aspérités.
Tels deux animaux en cage, Joe et Lucie forment un couple prisonnier d’une violence aussi toxique que confortable parce que familière et défensive. La brutalité faite d’injures, de coups et de mépris forge une chape de plomb étouffant leurs carences. Puis, un jour, Joe découvre une musique dans un iPod et l’armure se fissure, laissant entrer un vent fou qui l’enivre et l’élève littéralement au-dessus de son existence stérile, soudain jetée dans le vide, livrée à l’air libre.
La pièce s’ouvre sur la scène finale du petit drame qui s’est joué entre ce couple au bord du gouffre. Suspendu au mur, Joe lévite pendant que Lucie, effondrée, ne reconnaît plus son chum et pleure en face du sang répandu sur le beau mobilier de sa patronne. Cette dernière (Marie Tifo) aura tôt fait de réprimander la jeunesse avec un plaisir pervers. Tifo, qu’on a rarement vue en femme superficielle figée dans un masque de silicone, joue une sexagénaire réfugiée dans son confort de parvenue, ses cosmétiques et sa télévision, sa chape de plomb à elle. Son personnage caricatural jure aux côtés du couple aux prises avec une lutte intérieure plus grave. Vincent-Guillaume Otis, émouvant et juste en jeune bum rattrapé par l’amour et l’émotion auxquels il résistait, éclipse Anne-Élizabeth Bossé, moins convaincante en jeune mère paumée et soumise, écartelée entre des accès hystériques de blonde frustrée et un jeu exagéré de minette vulgaire.
Malgré l’inégalité de tons des personnages, Chaque jour bouscule avec son discours très dur sur l’inertie de vies anesthésiées par désoeuvrement. Habile dialoguiste, Britt amène le portrait monstrueux du couple vers l’absurde dans les échanges ahurissants de répliques incisives lancées à coups d’offenses plus insensées les unes que les autres, celles des amants de mauvaise foi qui n’ont appris à dire l’amour qu’avec des châtiments. L’ingénieuse mise en scène de Denis Bernard, tout en contrastes et en décalages, amène le drame vers une fable déjantée, choisissant de mettre littéralement le gars en suspension dans le décor. Il oppose au confort stérile de l’habitude, transposé dans l’appartement luxueux où se joue la guerre d’un amour poison, le vertige du choc vécu par Joe qui plonge la scène dans un éclairage cru de néons aveuglants avec une frénétique ouverture des portes de métro sur lesquelles Lucie cogne pour échapper à l’aliénation.
Lire Chaque jour comme une métaphore de la société québécoise figée dans son destin nous éloigne du meilleur, car l’auteure n’a pas cherché à écrire une critique sociale avec ce drame universel. Les âmes noyées dans une violence faisant écran à leur mal-être n’ont pas d’âge ni de pays d’origine. Chaque jour raconte leur difficile délivrance.
Oh! que c’est beau, vu d’en haut.
Le Théâtre La Licorne présente pour sa renaissance «post rénovation» la dernière pièce de Fanny Britt «Chaque jour ». Ceux qui connaissent l’œuvre de Britt savent à quel point elle est fascinée par ce besoin vital d’un bon nombre de spectateurs, de s’identifier à la vie des gens participant à des émissions de téléréalité. Le titre de la critique de Luc Bélanger dans La Presse, «Un drame en surface» est tout à fait juste, sauf que la suite de son papier prouve qu’il n’a rien compris à la pièce. Fanny Britt présente au public voyeur une téléréalité théâtrale. À la page 12 du texte le personnage de Carole place cet appel téléphonique «J’appelle parce que/ Pour votre émission… Y sont parfaits» (page 12).
Le couple de Lucie et Joe n’ont en commun qu’une appétence sexuelle fortement ressemblante à celle du même ordre dans «Occupation Double » où les concurrentes sont souvent en bikini ou en petites robes moulantes, seyantes. Lucie (Anne-Élizabeth Bossé) n’est-elle pas sexy avec son justaucorps noir décolleté juste à point et avec sa jupe tellement serrée qu’elle n’en finit pas de remonter? N’est-elle pas étouffée par la honte d’en montrer tant? La meilleure façon d’entrer en relation avec Joe n’est-elle pas sexuelle? Joe (Vincent-Guillaume Otis) est un rustre, un égocentrique, irrespectueux des gens et des choses et aussi de sa blonde. Violent de surcroît. C’est par cet irrespect que le bouleversement en lui surviendra.
Carole- une Marie Tifo, superficielle à souhait- propriétaire d’un salon de coiffure, demande à une de ses employés de nourrir le chat pendant le week-end. Lucie s’exécute. Joe qui devait venir la chercher entre dans le «condo récent, feutré, luxueux sans goût et rempli de solitude» (didascalie de l’auteure p.6).» Le temps de le dire, il se sentira chez lui mais en mieux puisque Carole possède un ÉNORME téléviseur dans le salon. Une belle place à squatter. Joe a un iPod dans les mains. Il l’a trouvé dans le métro. En fait, un «fif» l’a oublié sur le banc du quai en courant pour attraper le métro. Joe l’a empoché. Il a bien vu que le «fif» a réalisé qu’il n’avait plu son appareil. Fier de son coup, il écoute la musique du «fif». Au début, il ne comprend rien : « Y veut me montrer que je ne suis pas assez intelligent pour comprendre sa musique… » (p62) Pis là, Joe a peur de devenir « fif», de devenir un autre. La culture ça change une personne et l’absence de culture rend la société ignorante et méprisante. Aussi ignorants et méprisants que le sont Lucie et Joe, l’un envers l’autre, particulièrement Joe. Qu’est-ce qu’un macho ne veut pas devenir? Un «fif» . Pourtant, il dit : «C’est pas correct de me donner ça, d’ouvrir une porte, de me donner ça pis après ça de me demander de retourner dans ma vie….» (p85). Voilà la question posée.
Est-il préférable de vivre dans une forme de médiocrité-on ne sait pas ce que l’on manque- ou connaître la beauté, la lucidité et la solitude? Joe écoute constamment la musique, se transfigure, lévite, s’élève au-dessus des autres. Ça se terminera par une transe où il brisera des meubles. Anne-Élizabeth Bossé interprète à la perfection cette jeune femme en mal de vivre et d’aimer. Vincent-Guillaume Otis est crédible en homme se métamorphosant. L’énergie entre les deux comédiens passe très bien, au point de constater qu’elle ne passe pas entre leurs personnages.
Fanny Britt nous montre « comme c’est beau vu d’en haut….mais elle laisse le public répondre à «comment redescendre sans tomber ».