Anne Millaire : Corneille en cure de rajeunissement
Donner à Corneille des airs de slam. Tel est le défi que s’est lancé la metteure en scène Anne Millaire en voulant marier, sur les planches du Théâtre Denise-Pelletier, l’alexandrin avec de la musique urbaine actuelle. L’illusion du célèbre dramaturge du 17e siècle n’aura jamais été aussi surprenante.
D’abord intitulée L’illusion comique, cette pièce créée en 1635 au Théâtre du Marais de Paris avait fait beaucoup de bruit avec son aura de mystère magique, ses rebondissements ininterrompus et l’exubérance de ses personnages. Elle sombra ensuite dans l’oubli avant de renaître de ses cendres au 19e siècle, alors que l’esprit baroque retrouvait son sens.
Parmi les multiples versions de la pièce tragicomique que Corneille qualifiait d’"étrange monstre", Anne Millaire, qui est aussi musicienne, en dénicha quelques-unes qu’elle eut envie d’arrimer à une musicalité inspirée du slam, découvert avec Grand Corps Malade. "J’ai vu les possibilités de lier ces vers slamés et les alexandrins de Corneille. Dans le slam, les vers peuvent rester indépendants de la musique qui ne sert que d’accompagnement, elle ne prend pas le dessus sur les mots comme ça peut être le cas pour le rap, par exemple."
Pour s’acquitter de sa mission, la metteure en scène a fait appel au compositeur Samuel Véro, rencontré lors de la mise en scène de Pierre et le loup de Prokofiev. Pour créer la musique de L’illusion, il a étudié le style de Grand Corps Malade tout en amalgamant cette inspiration à des matériaux musicaux hétéroclites comme la musique du DJ Bonobo, de Wagner, Lully, John Adams, Radiohead, Portishead et plusieurs autres. Sur une durée de 2 h 30 de spectacle, près de 25 minutes de musique accompagnent les sept acteurs costumés comme s’ils évoluaient dans un milieu bourgeois d’aujourd’hui. Des conseillers littéraires à la voix et à la diction ont aidé au travail d’interprétation de l’oeuvre plantée dans un décor urbain du 21e siècle.
Dans L’illusion "modernisée" par les mains d’Anne Millaire, les alexandrins de Corneille demeurent les mêmes, à l’instar des idées et de l’intrigue complexe, celle d’un père éploré qui cherche son fils qu’il n’a pas vu depuis 10 ans jusque dans la grotte d’Alcandre, un magicien maître de l’illusion qui peut lui montrer la vie de son enfant depuis sa disparition.
"L’inspiration du slam permet d’alléger la rigueur du texte qu’il faut parfois relire plus d’une fois pour en saisir la teneur. Le rythme de la musique aide les personnages à respirer et c’est aussi plus simple pour faire "avaler" les alexandrins aux acteurs", déclare celle qui ne cache pas son fort penchant pour Corneille l’intemporel. "Tout est encore si près de ce qu’on vit. Ça parle d’amour charnel, de désir absolu, d’engagement… des choses qui ne sont réglées pour personne, n’est-ce pas? Et puis, il y a des propos sur le jugement et l’autorité paternelle. Quant aux femmes dans cette pièce, comme souvent chez Corneille, elles occupent des rôles importants."
Accompagnant ces thèmes qui trouvent encore une résonance de nos jours, l’ambiance fantasmagorique et la délinquance dans l’audace des propos jettent un éclairage nouveau sur celui qui, bien avant Molière, se présente comme le véritable réformateur de la comédie en France.