HA ha!… : Le show des grands perdants
Avec ses notes tragiques et sa poésie déjantée, HA ha!… reconquiert les planches du TNM un peu plus de 30 ans après sa création signée Jean-Pierre Ronfard, en 1978. Dominic Champagne s’attaque à ce chef-d’oeuvre de la dramaturgie québécoise porté par quatre acteurs au zénith de leur art: Marc Béland, François Papineau, et les actrices éprises de Ducharme que nous avons rencontrées: Anne-Marie Cadieux et Sophie Cadieux.
"Quelque chose en moi se délecte de ce sacrifice sans fin dans cette médiocrité sans fond", dit Roger, et à sa suite Sophie, dans HA ha!…, les personnages tirant leur plaisir d’un jeu qui les "enfonce dans le réel", les y "englue", plutôt que de leur permettre d’en "échapper, pour le sublimer", écrivait Ronfard dans sa préface. Après plusieurs incursions dans l’univers d’enfants retranchés du monde, comme L’avalée des avalés, Ducharme s’immisce ici dans la cruauté du monde adulte et crée ce que Ronfard qualifiait de "carnaval burlesque et tragique, un abominable huis clos" où Bernard, Sophie, Mimi et Roger se font un show pour ne pas capituler devant l’assaut de la blessure.
Quand Lorraine Pintal propose à Dominic Champagne de monter HA ha!…, qu’elle a elle-même mis en scène en 1990, ce dernier refuse. "La pièce est trop dépressive et je voulais parler d’un Québec optimiste", plaide-t-il, mais sa décision ne résiste pas à la lecture que lui offre le quatuor d’acteurs imposants, un "duel de titans", dira-t-il, qui font opérer la puissance de la langue de l’auteur, une langue bâtarde, libre, qui se joue d’elle-même et qui nous "a révélés à nous-mêmes, pour notre meilleur et notre pire", croit Champagne.
Vol au-dessus d’un monde connu
Rencontrées à deux semaines de la première, Anne-Marie Cadieux et Sophie Cadieux parlent toutes deux d’un vrai choc à la rencontre de Ducharme. "Quand j’ai découvert L’avalée des avalés à l’adolescence, j’ai eu l’impression à la fois de pénétrer dans un univers qui m’était familier, une voix intérieure que je reconnaissais, et de découvrir en même temps le plaisir de la langue et d’une poésie vraiment construites", raconte Sophie Cadieux qui a remporté Le combat des livres en 2005 avec ce roman et qui dira cet automne les mots de Ducharme pour la première fois. "Quand on interprète Ducharme, on dirait que la poésie de l’auteur est plus forte que nous. Sa langue prédomine sur une composition. Tu ne peux pas upstager sa langue!"
Anne-Marie Cadieux a pour sa part été marquée dans sa jeunesse par L’hiver de force qu’elle a eu le bonheur de jouer dans l’adaptation de Lorraine Pintal en 2001. "Je m’identifiais complètement au personnage du roman pour sa rébellion, son désespoir, l’autodérision et la résistance au monde extérieur portée à bout de bras avec beaucoup de panache, d’intelligence et de mordant. Quand la parole d’un auteur est faible, comme interprètes, parfois, on compense. Là, il faut se hisser dans l’univers de Ducharme: sa parole est plus forte, plus libre que nous!"
Pour Champagne, qui vit son baptême de Ducharme comme metteur en scène, il y a aussi chez l’auteur le pouvoir de faire du mythe avec la vie du monde ordinaire. "Quand j’ai découvert Ducharme, j’étais à la fois en terrain familier et dans Lucy in the Sky with Diamonds. Ça décollait! HA ha!… prend la forme banale d’un mélodrame ou d’un drame bourgeois qui se passe dans un appartement, mais les personnages ont une stature mythologique. On les connaît ces alcooliques, ces faux poètes, ces amoureuses déchaînées, passionnées, avides et suceuses d’énergie, mais en même temps, ils sont ben plus "fuckés" que nous. Ils sont plus grands que nature. C’est la tragédie de notre médiocrité. En me collant à Ducharme d’aussi près, je suis fasciné de voir à quel point l’érudition, l’intelligence et l’hypersensibilité le mènent à un si grand désespoir et à ce profond cynisme. Ce n’est pas un désespéré qui n’a pas de ressources, c’est un désespéré qui en a plein les poches!"
Tout l’art de Ducharme ne repose-t-il pas sur cette manière de brouiller les pistes, de mêler les registres, de joindre la poésie au réalisme pour créer un monde baroque, si loin, si proche, qui nous ressemble et nous lance en orbite au-dessus de nous-mêmes? "Malgré l’étrangeté de la proposition poétique, c’est une langue qu’on connaît, magnifiée par la loupe du poète", croit Sophie Cadieux. "Sa volonté de dévergonder la langue est euphorisante, irrésistible."
La liberté du chaos
Pourtant, HA ha!… est souvent considérée comme une des pièces les plus dures et violentes de Ducharme. Les personnages s’agitent avec exubérance, mais se déchirent aussi sans vergogne. "C’est un va-et-vient constant entre la douleur de vivre et la capacité de survivre", croit Champagne. "Les personnages sont de grands instables qui ont soif de vivre, d’avaler et d’être avalés. Ce sont des prédateurs et des proies." D’où cet effet pendulaire et spiroïdal qui fait que HA ha!… ne se laisse jamais tout à fait posséder. "Il y a quelque chose dans l’écriture qui n’est pas linéaire", explique Anne-Marie Cadieux. "Ils disent un truc et font le contraire après, comme des enfants. Ce n’est pas une ligne droite psychologique. La pièce est dure au détour, mais on ne s’attend pas à ça. Il y a une liberté dans les sentiments exacerbés et l’excès. C’est la victoire du poète qui ne s’embarrasse ni de contraintes ni de rectitude, qui a la parole libre."
Victoire, certes, mais toujours suivie de près par la défaite, le versant noir de la guerre que se livrent ces personnages doubles. "Il y a chez eux l’idée de narguer le monde adulte et les autres pour voir jusqu’où on peut se faire mal et résister en même temps", raconte Sophie Cadieux qui incarne Mimi, l’hypersensible qui a conservé quelque chose de la candeur de l’enfance. "Mimi est l’agneau sacrificiel. Elle se blinde, joue à la victime et sera déjouée par les autres", avance-t-elle. "Chez Ducharme, quand tu sors du monde de l’enfance, tu es souillé parce que tu fais des compromis et tu t’avilis. S’ouvrir au monde, ça veut dire souffrir, alors on se blinde", poursuit Anne-Marie Cadieux qui incarne Sophie, "une drama queen qui veut des sensations fortes. Elle, tant qu’il y a de l’intensité, elle est contente".
Les personnages de HA ha!… se font donc un show, usant du théâtre sous sa forme la plus primaire, celle d’un quotidien où l’artifice sert de flotteur dans l’inéluctable chute. "Ducharme nous emmène au coeur de la déroute, explique Champagne, avec des agités qui se font des shows pour se donner l’impression d’exister, comme disait Beckett, et se divertir de la douleur. C’est grinçant, chaotique, déprimant, mais encore plein de cette fureur de vivre et de cet esprit de révolte qui nous fait du bien." "Tant qu’à perdre, ils veulent bien perdre, explique Anne-Marie Cadieux, pour aller au fin fond, mais ils possèdent la langue, font des prouesses, ne sont pas dépourvus." Ce à quoi Sophie Cadieux ajoutera: "Ce sont de petits vainqueurs et de grands perdants!" Des Québécois, quoi, magnifiés par un sublime poète.
Ha hadulte!…
Quitter l’enfance, c’est mourir imperceptiblement, ou, à tout le moins, s’avilir virtuellement dans une sale compétition absurde. Le jeu devient méfiance; le rire, sarcasme; l’innocence, cruauté; l’amitié, haine; l’harmonie, controverse; l’implicite, explicite. Point d’issue attendue! Que d’inespéré à s’empêtrer dans les mailles de l’amertume si vaste devenue Océan!
Des abus. Des abusés. Désabusés. Usés.
Ducharme n’a jamais été aussi actuel et mordant, 33 ans perdurant la création de cette boucherie universelle. Car il s’agit bien de massacrer l’autre dans ce qu’il a de plus vrai, de plus pur. Comme une décomposition orchestrée de l’âme. Le TNM s’y adonne en quatre partitions époustouflantes assumées sans équivoque par quatre magnanimes comédiens aux moignons écorchés vif et amputés de toute compassion. Les nombreuses ovations offertes à nos quatre lys (Cadieux par deux Sophie Anne-Marie, François Papineau et Marc Béland), nous ont confirmé à quel point Ducharme, régent de notre pays circoncis, fait partie de notre inconstant collectif à avaler sans toutes nos dents blanches ou à vomir de toutes nos forces d’hiver maghané dans le noir élixir de l’intendresse.
Guéris-nous, « gai Bérénice, gai! », toi la grande porteuse de victoires, toi l’héroïne, « la vainqueuse, la témérêtre, l’incorruptable », au nom de l’enfance en réclusion. C’est juste trophoux de sculpter des vies vides à partir de débris humains comme Mimi, Sophie, Bernard et Roger.
« Sans enfants sur la Terre, il n’y aurait rien de beau. » Avec ces adultes sur la scène, tout devient irrémédiablement laid. Et si le langage du charme joualisant ne suffit plus à décrire leur décrépitude, faut-il pour autant exclamer et trasher ces souffrances par trop humaines? Si oui, alors vacherie de vacherie : « Haïssez-vous, bande de bouffons! » dans la moite solitude de vos insultes morbides et grisantes jusque dans la soulerie de l’écoeurement. « Nous ne serons pas vieux mais déjà las de vivre» (Nelligan). Sans rêves pour sombrer éternellement.
Ducharme suggère un vernis de déchéance dans HA ha!… Champagne en exhibe l’effervescence du décapant. Vinaigre moment à vivre en Adulterie, cette porcherie de désillusions. Ouf!
Je n’ai vu nulle ovation hier au TNM. Les spectateurs semblaient très pressés de quitter le théâtre: ce n’était pas le public qui appelaient les comédiens à saluer trois ou quatre fois par leurs applaudissements, mais les comédiens qui forçaient des spectateurs, très tôt vêtus de leurs manteaux, à applaudir en s’obstinant à remonter sur scène. Ces quatre « partitions », loin d’être époustouflantes, étaient sans nuances et excessives, étouffant ainsi un texte qui méritait que l’on mette en exergue ses subtilités de ton et de sens.