Sasha Samar et Olivier Kemeid : Le théâtre et la vie: fatale attraction
Jouer sa propre vie écrite par un autre est un exercice inusité auquel se prête Sasha Samar dans Moi, dans les ruines rouges du siècle, une vie soviétique mise en fiction par Olivier Kemeid.
C’est l’histoire d’un Ukrainien qui grandit seul avec son père lui faisant croire que sa nouvelle femme est sa mère. Saisissant le mensonge, il imagine alors des rencontres avec sa vraie mère comme autant de coups de théâtre, jusqu’au jour où un auteur québécois lui propose de faire une pièce avec sa vie. Après s’être inventé un théâtre, le théâtre invente sa vie.
Se réincarner en soi
Le personnage baptisé Sasha Samar que l’acteur incarne dans Moi, dans les ruines rouges du siècle est lui sans être lui. Un infini chassé-croisé entre la réalité et la fiction a tissé la pièce née d’une confession de l’acteur à l’auteur. "J’ai travaillé avec Olivier Kemeid en 2004 à partir d’improvisations et j’ai été touché par sa façon de prolonger ma pensée. Il décodait mes désirs profonds plus loin que je peux m’exprimer en français", explique l’acteur ayant immigré au Québec il y a 15 ans. Jamais il ne crut que sa vie pourrait inspirer une pièce de théâtre, mais parce qu’il voulait travailler avec Kemeid, il l’a appâté avec le récit de sa vie et l’oeil du dramaturge s’est allumé. "Ce qui m’a intéressé avant tout, c’est sa manière de raconter, explique l’auteur et metteur en scène de la pièce. Ses actions étaient déjà des scènes dramatiques. Il y a même des moments de sa vie que je ne raconte pas parce qu’ils auraient paru exagérés."
Séduit par le destin atypique de cet Ukrainien qui a vu défiler des chapitres de l’histoire comme l’effondrement du régime communiste et Tchernobyl, Kemeid précise qu’il ne s’agit pas d’une pièce sur la chute du mur. "Le petit mensonge dans la vie de Sasha s’inscrit dans le cadre du grand mensonge de l’Union soviétique, mais ce qui me plaît avant tout, c’est que quelqu’un joue sa propre vie entouré de comédiens qui jouent ses proches. Il y a une vraie originalité ici. On n’est pas dans l’autofiction même si on touche à l’autobiographie."
Loin du biopic calqué sur les faits, l’oeuvre fait "voir l’histoire à l’envers parce que pour les Nord-Américains, les Soviétiques étaient les méchants. On voit ce qu’étaient le Vietnam et Mai 68 de l’autre côté", précise Kemeid qui évite les clichés sur la Russie et raconte d’abord la vie d’un homme en quête d’une mère. "Le théâtre rechigne souvent à plonger dans cette époque pourtant tellement riche", ajoute-t-il.
Vases communicants
Kemeid parle d’un cadeau que lui a fait l’acteur en lui offrant sa vie pour en faire une légende. "Ça a été bouleversant pour moi de mettre le doigt sans le savoir sur des choses qu’il avait vécues. Mes inventions de personnages fusionnent avec des personnages qu’il a connus et on donne vie à une fiction où l’on se rejoint. Ça m’a permis de parler de choses que je n’aurais pas osé aborder si ce n’était à travers la vie d’un autre." Samar est aussi reconnaissant envers l’auteur qui lui permet, par un étrange processus de transposition, de découvrir des épisodes inconnus de sa propre histoire. "Je n’ai jamais raconté à Olivier comment mes parents s’étaient rencontrés. C’est un plaisir de voir la scène inventée. Ce qui était flou devient concret. Dans quelques années, les scènes de la pièce vont sûrement remplacer mes souvenirs." Le théâtre et la vie, intimement liés, vous dites?
Abracadaberrant!
Que peut l’homme contre la vérité? Que peut-il pour elle dans ses brusques variations? Comment la démasquer et la réintégrer légitimement dans sa vie au-delà de toute perception illusoire? Hors du jugement inéluctable, il lui faut « pèresévérer » dans sa quête polymère.
Naître et connaître, renaître et reconnaître. Telle serait alors la célébration singulière du théâtre dans toute son instabilité dérangeante, comme une manifestation hypertrophique du pouvoir des mots cachés sous la mine, mine de rien explosive. Sphinx ou phénix? Ou marionnette réclamant son droit d’actionner ses propres fils pour laver ses mains de toutes ces duperies cramoisies? Sasha, le chat aux neuf vies, le tigre aux neuves vies, qui, grâce à sa grande résistance au danger, a pu survivre à la mort séculaire et à ses tristes prédateurs, loin de la Russie et si près du Québec, terre d’asile heureuse. Un autre bel « incendie » à étreindre pour construire la ville neuve en l’Eldorado, à l’heure des leurres et de leurs malheurs.
On pourra toujours reprocher à Sasha Samar, personnage de sa propre vie, cet accent gauche et timide, mais surtout pas sa sincérité, son émerveillement et son optimisme candide. Et il est si bien entouré : Annik Bergeron qui s’affirme en mère russe libérée et en commentateur de hockey délirant sur petit écran rougeoyant, Sophie Cadieux qui exulte en Nadia, en Donna et tralala, Geoffrey Gaquère qui se surpasse en Yuri et lénineries, et Robert Lalonde qui, à l’extrême, perd son fils pour mieux l’aimer. Sans oublier l’équipe de production qui travaille dans l’ombre lumineuse de la vérité mensongère et si profondément humaine. Quant à Olivier Kermeid, il a su raconter, dans un texte émaillé de détails loufoques, l’homme dans le personnage et en saisir toutes les subtilités dignes du théâtre d’aujourd’hui. Vive la résidence!
Tout abracadaberrant dans un espace lénifiant!
Après avoir passé deux heures à vivre la vie de Sasha Samar, à rire et à pleurer avec lui, vous aurez l’impression de connaître ce personnage émouvant depuis toujours. La pièce mêle habilement les histoires individuelles à l’Histoire avec un grand H, varie les rythmes et les styles, si bien que le spectateur est toujours tenu en haleine. Les acteurs débordent d’énergie, ils jouent avec justesse et émotion, sans jamais verser dans la sensiblerie. Sasha Samar est splendide dans son propre rôle. À ne pas manquer!