Tristesse animal noir : L’épreuve du feu
Des amis, insouciants, pique-niquent dans la forêt. Un terrible incendie fait basculer leur vie dans la tragédie, point de non-retour. Objet de curiosité, d’horreur et de beauté, Tristesse animal noir, signé par une jeune auteure de l’avant-garde allemande, a séduit le metteur en scène Claude Poissant. David Boutin et Pascale Desrochers incarneront ces êtres jetés dans la gueule du loup.
Le titre, déjà, captive par sa forme poétique et la terreur qu’il évoque. À l’affût de plumes originales et de ce qui sort le théâtre des sentiers battus, Claude Poissant a senti qu’il mettait la main sur une matière rare dès son premier contact avec l’univers d’Anja Hilling. "Tout mon travail avec Patrice [Dubois] au Théâtre PÀP est d’aller là où on n’est jamais allés. Il faut que ça ne ressemble à rien et c’était le cas avec Anja Hilling. Si ça m’empêche de dormir, c’est bon signe!" L’histoire de ce groupe d’amis dont la promenade dans les bois se transforme en brasier d’une violence inouïe a de quoi troubler le sommeil du metteur en scène qui nous accueille dans les locaux du PÀP, adjacents à ceux de l’Espace Go. "Après 15 ans de voisinage, Ginette Noiseux nous a proposé une coproduction en nous laissant choisir le texte, à la condition qu’il soit signé par une femme." Tristesse animal noir s’est imposé par son étrangeté, sa forme et sa langue singulières et puissantes. "C’est le genre de projet où quand les comédiens lisent le texte, il faut qu’ils accrochent tout de suite. Je ne sais pas où ça me mène, mais c’est pour ça que je fais du théâtre."
Échapper au vide
Construite en trois actes tranchés dans leur style, la pièce ose un amalgame de tonalités contrasté qui répond à la trajectoire brisée des huit personnages, de jeunes artistes branchés soudainement noyés dans le chaos. "Durant le premier acte, rien ne laisse présager qu’il pourrait arriver quelque chose, explique Pascale Desrochers, qui incarne Jennifer. "On vit tous comme si on était éternel", nous dit l’auteure qui nous confronte à la précarité de la vie, au risque, au danger qui est tout le temps là. Le feu, c’est un incendie réel, mais c’est aussi n’importe quel feu dévastateur et comment on se relève d’une tragédie", note l’actrice. La catastrophe sert de détonateur pour mettre les personnages en contact avec leur nature profonde. "Ça traite de la complexité de l’humain dans ses moyens de battant devant les choses terribles", explique Poissant. "Comme dans n’importe quelle catastrophe, quelque chose nous ramène à notre instinct animal, à notre instinct de survie", ajoute David Boutin.
Variations sur l’horreur et les réactions qu’elle engendre, Tristesse animal noir parle de la force de résilience. Pascale Desrochers joue une fille qui n’arrive pas à décrocher de son ancien amoureux. "La catastrophe va la pousser à se jeter sur son ex en lambeaux. On ne sait pas comment on réagirait face à un événement comme ça, où on mettrait sa main pour ne pas tomber dans le vide. La pièce parle de comment chacun s’accroche pour continuer. La catastrophe peut être transposée à n’importe quelle perte." David Boutin incarne quant à lui un homme qui perd sa femme et son enfant dans l’incendie. "C’est un de ceux qui sont le plus allumés au début, mais il ne saura pas comment "dealer" avec la catastrophe. Étonnamment, celui qui se fait couper un bras sera le plus réaliste face à la situation."
Sublime horreur
Esquissant d’abord les personnages de manière schématique dans la première partie, "plus tchékhovienne, avec ce déjeuner sur l’herbe où l’on découvre surtout le milieu social des personnages", explique Poissant, l’auteure les plonge ensuite dans une situation extrême où on les connaîtra dans leur vraie nature, leur intime rapport avec la peur. Surgit alors cet animal noir, carcasse de chevreuil carbonisée dans le feu qui est aussi une image de la mort, du danger, de la peur qui nous guette et emprunte différentes formes. "Pour moi, l’animal noir est en nous, avance Poissant. Il surgit en même temps pour tous dans la pièce et vit de manière différente ensuite pour chacun. Certains le laissent les gruger, les déshabiller, les harceler, d’autres le combattent, l’arrachent ou l’acceptent."
La seconde partie de la pièce est une longue description de l’horreur dans ses moindres détails: la peau en lambeaux, les corps carbonisés… Les images sont d’une précision et d’une puissance telles qu’elles se suffisent à elles-mêmes. Poissant a opté pour une mise en scène classique, épurée, misant sur l’évocation plutôt que la démonstration. "L’horreur décrite dans la deuxième partie devient un spectacle absolument fascinant. Le langage d’Anja Hilling fait qu’on la confond avec la beauté et ça ne nécessite pas d’être illustré. J’ai travaillé avec les acteurs pour qu’ils créent leur propre cauchemar et leur propre forêt en flammes dans leur tête afin qu’elle surgisse dans celle des spectateurs." "On ne fait que tourner la trame du film pour que le spectateur imagine la soif, la douleur, la suffocation", précise David Boutin.
Tragique et charnelle, la pièce de Hilling se promène entre des dialogues animés et mordants dans la première partie et des passages d’une sublime poésie noire portée par un langage sensuel et une construction atypique. Pour Poissant, le texte devait être la vedette du spectacle, et ses étonnantes variations, au coeur du projet. "Le groupe de musiciens de Flynn, un des personnages de la pièce, sert de narration de base. Ça crée une espèce de conte, un va-et-vient entre le récit et la musique." Pascale Desrochers perçoit des parentés avec Tchekhov, Duras et Koltès. "On est dans quelque chose de décalé, d’absolument engagé, mais contrairement à la tragédie classique, on se déplace dans le temps, on parle de ce qui est arrivé avec un certain recul. C’est déconstruit et vraiment pas conventionnel!"
La dimension métaphorique du texte a donc servi de charpente au metteur en scène qui s’est appuyé sur ses propres incendies intérieurs. "Je suis parti de moi pour comprendre la pièce, de quelque chose que j’ai vécu très jeune et qui a dirigé ma vie." Poissant s’est concentré sur l’essence du texte et du jeu, en accord avec le mouvement de la pièce dirigé vers l’intérieur. "J’ai demandé aux acteurs de revenir aux comédiens et aux humains qu’ils sont." Chacun a donc été chercher sa propre Tristesse animal noir, ce feu qui nous embrase et nous transforme tous autant que nous sommes, phénix traînant nos petites et grandes brûlures.