Moi, dans les ruines rouges du siècle : Le grand théâtre russe
Exubérante, tragique et délurée, la fable imaginée par Olivier Kemeid dans Moi, dans les ruines rouges du siècle joue brillamment avec l’histoire russe et la transcende.
Rire au milieu du chaos, pleurer à s’en déchirer le larynx, puis, le coeur en liesse, valser à grandes lampées de vodka! C’est tout ça, l’âme russe, qui bat dans la fresque lumineuse écrite par Olivier Kemeid qui nous emmène dans la vie d’un Ukrainien né en plein régime communiste, témoin de son essoufflement, de sa chute, des désillusions des régimes qui lui succéderont et du rêve collectif qui s’effrite, et n’appartient pas qu’à la Russie.
Inspirée de la vie de Sasha Samar qui incarne avec émotion et conviction son propre rôle, l’histoire de ce garçon élevé par son père et qui cherche à devenir célèbre pour que sa mère le retrouve rejoint la Grande Histoire. Le mensonge sur lequel s’est construite sa vie (celle que son père appelait sa mère ne l’était pas) renvoie à celui de l’Union soviétique, et la quête maternelle, à celle d’un peuple pour la vérité.
Avec sensibilité et un sens aiguisé de la parodie qui dévoile les subterfuges d’une société dominée par la duplicité, traitée de façon critique mais aussi ludique, Kemeid se joue des clichés du communisme avec un plaisir contagieux. Ses personnages, tantôt poignants, tantôt hilares, et les ruptures de ton habilement maîtrisées entre le drame, la farce et le poème épique forment une oeuvre contrastée d’une brillante ironie. Le Lénine de Geoffrey Gaquère et la Nadia Comaneci de Sophie Cadieux, qui incarneront plusieurs rôles, sont à mourir de rire. Robert Lalonde est déchirant en père engagé, tyrannique et sensible, qui sort du cliché du père désinvesti ou absent qu’on nous a tant servi. Enfin! La mère fait aussi vibrer les coeurs et sortir les mouchoirs (Annick Bergeron, excellente en femme libérée puis repentie), parce que la larme n’est jamais loin du rire dans cette fresque puissante où Sasha Samar livre le récit bouleversant et épique de sa vie transformée en légende.
Abracadaberrant!
Que peut l’homme contre la vérité? Que peut-il pour elle dans ses brusques variations? Comment la démasquer et la réintégrer légitimement dans sa vie au-delà de toute perception illusoire? Hors du jugement inéluctable, il lui faut « pèresévérer » dans sa quête polymère.
Naître et connaître, renaître et reconnaître. Telle serait alors la célébration singulière du théâtre dans toute son instabilité dérangeante, comme une manifestation hypertrophique du pouvoir des mots cachés sous la mine, mine de rien explosive. Sphinx ou phénix? Ou marionnette réclamant son droit d’actionner ses propres fils pour laver ses mains de toutes ces duperies cramoisies? Sasha, le chat aux neuf vies, le tigre aux neuves vies, qui, grâce à sa grande résistance au danger, a pu survivre à la mort séculaire et à ses tristes prédateurs, loin de la Russie et si près du Québec, terre d’asile heureuse. Un autre bel « incendie » à étreindre pour construire la ville neuve en l’Eldorado, à l’heure des leurres et de leurs malheurs.
On pourra toujours reprocher à Sasha Samar, personnage de sa propre vie, cet accent gauche et timide, mais surtout pas sa sincérité, son émerveillement et son optimisme candide. Et il est si bien entouré : Annik Bergeron qui s’affirme en mère russe libérée et en commentateur de hockey délirant sur petit écran rougeoyant, Sophie Cadieux qui exulte en Nadia, en Donna et tralala, Geoffrey Gaquère qui se surpasse en Yuri et lénineries, et Robert Lalonde qui, à l’extrême, perd son fils pour mieux l’aimer. Sans oublier l’équipe de production qui travaille dans l’ombre lumineuse de la vérité mensongère et si profondément humaine. Quant à Olivier Kermeid, il a su raconter, dans un texte émaillé de détails loufoques, l’homme dans le personnage et en saisir toutes les subtilités dignes du théâtre d’aujourd’hui. Vive la résidence!
Tout abracadaberrant dans un espace lénifiant!