Dindon : Un grand tour de manège
Normand Chouinard a bien huilé son Dindon qui ne révolutionne pas le genre, mais fait briller une forte distribution qui s’éclate véritablement.
L’élite sociale de la Belle Époque, ces bourgeois parisiens à qui profite la libéralisation des moeurs qu’accompagne celle des affaires, n’a pas cessé depuis son apparition d’établir son règne financier et de se divertir en riant de ses travers pour mieux les avaler. Ainsi s’explique la pérenne popularité des comédies de Feydeau (1862-1921) qui n’a pas inventé les intrigues conjugales faites de mensonges, cocufiages et duperies (Molière et Laclos avaient bien défriché le terrain), mais celles spécialement liées à la société industrielle avec sa logique absurde qui répond à notre ère de sauvage libéralisme.
Les personnages du Dindon mis en scène par Chouinard font donc écho à nos contemporains (l’ombre de DSK a plané sur la production), mais ce n’est pas tant l’intrigue de la pièce qui en fait la force que l’exécution mathématique du rythme fou auquel doivent se soumettre les interprètes en interminables enchaînements et renversements de situations.
Pontagnac poursuit une femme jusque chez elle et tombe sur mon mari, Vatelin, qui s’avère être un bon ami à lui. La femme mariée se dit ouverte à l’infidélité à condition que le mari y succombe en premier, puis un second prétendant surgit, embrouille les plans du premier, jusqu’à l’arrivée d’une ancienne maîtresse de Vatelin et de la femme de Pontagnac qui tente de harponner son mari qu’elle soupçonne d’adultères. Chacun cherche à tromper son trompeur dans ce bal étourdissant d’innombrables péripéties qui se complexifie à l’excès pour transformer les hommes en pièces d’un engrenage pervers qui les dépasse.
La chimie opère ici grâce aux acteurs de haute voltige domptés à l’irréprochable mécanique de Feydeau. L’excellent Carl Béchard, réglé au quart de tour, offre les scènes les plus drôles avec son Rédillon, amoureux éploré de la femme de Vatelin, une sorte de pantin romantique parfaitement maîtrisé. L’homme d’affaires britannique incarné par le flamboyant Roger La Rue à l’improbable mélange d’accents anglais et marseillais provoque aussi des moments euphoriques. Mentionnons également la distribution féminine qui s’amuse bien avec des personnages qui revendiquent leur droit de participer au grand manège amoureux dans lequel les hommes veulent les mener comme des marionnettes. Linda Sorgini et Violette Chauveau sont exquises en femme et maîtresse vengeresses, mais la palme va à la pétillante cocotte parisienne de Marie-Pier Labrecque, pleine d’aplomb aux côtés de vieux routiers comme Rémy Girard et Alain Zouvi, rodés au vaudeville.
Malheureusement, l’idée de greffer une publicité du chocolat Meunier, qui oeuvre à titre de commanditaire pour sauver la pièce présentée par la compagnie fauchée du Théâtre du Palais-Royal de 1896, offre un clin d’oeil trop gentil à la problématique financière du théâtre actuel. On sent le procédé et on doute de sa pertinence. On aurait souhaité une critique sociale plus acerbe dans cette adaptation au ton qui reste bon enfant, celui d’un très bon divertissement.