L'opéra de quat'sous : Le monde disloqué
Scène

L’opéra de quat’sous : Le monde disloqué

L’opéra de quat’sous, créé dans le chaos à Berlin en 1928, renaît dans la cohérence d’une lecture magistrale, fruit de la rencontre de grands esprits et d’imposants talents orchestrée par Brigitte Haentjens.

« Le théâtre doit être engagé dans la réalité s’il veut avoir la possibilité et le droit de fabriquer des images efficaces de la réalité. » Ces mots de Brecht, Haentjens les honore en rapatriant son célèbre opéra ancré dans le Londres des années 1920 dans le Montréal de 1939, le réanimant de la traduction québécoise de son complice Jean Marc Dalpé. L’oeuvre d’origine, conçue par de jeunes révoltés qui mêlaient avec insolence le langage de la rue au lyrisme de la superbe musique de Kurt Weill, retrouve son caractère provocateur dans cette brillante adaptation qui clarifie l’intrigue parfois confuse en sabrant quelques passages répétitifs. La cohabitation des genres du vaudeville, du pastiche romantique, de la satire sociale et du poème épique, parfois difficile dans ses ruptures de ton, dit la déconstruction du monde dans une fête grandiose et décadente, pleine de sens.

Au-delà du plaidoyer contre le capitalisme sauvage, la pièce fouille la corruption de l’homme dominé par le désir, la violence et la volonté de pouvoir et ramène le portrait à notre époque, se moquant des bons sentiments et de l’hypocrisie de la société du spectacle, pastichant avec une ironie cinglante les comédies musicales d’aujourd’hui. La pièce de Sibyllines possède la complexité des grandes oeuvres où les discours et les personnages se dérobent à une lecture univoque. Sébastien Ricard compose un ambigu Mackie-le-couteau dont on aime la débauche autant qu’on hait le miroir qu’il nous renvoie de notre impitoyable cupidité. Le désir du bandit de se reconvertir en banquier et sa réhabilitation finale, alors qu’il est adulé en star par la foule en délire, font tragiquement écho à notre époque aux prises avec une nouvelle lutte des classes qui en indigne plusieurs. M. Peachum (Jacques Girard, épatant en despote burlesque) fait le commerce de mendiants et veut sauver l’honneur de sa fille Polly (Ève Gadouas, pleine de chien), capitalisant sur la pitié humaine ici, prêchant la morale là. La ballade sur l’esclavage sexuel est d’une virulence sauvage et équivoque transmise par Kathleen Fortin, éblouissante Mme Peachum dans son jeu féroce et expressif, et Marc Béland excelle en figure pathétique du chef de police corrompu par sa faiblesse sentimentale.

Les tableaux extrêmement vivants, souvent cinématographiques, du milieu primitif des grossiers gangsters à celui des mendiants et des sulfureux bordels, sont peints par la sublime scénographie d’Anick La Bissonnière à l’esthétique morcelée. Les 23 interprètes de ce grand bal dirigé avec maestria par Haentjens excellent dans un même geste collectif qui dessine la dislocation du monde, « le sujet de l’art », selon Brecht.