Michel Tremblay : La tête en désordre
Après s’être penché sur l’enfance de ses célèbres personnages dans ses derniers romans, Michel Tremblay visite dans L’oratorio de Noël l’imaginaire d’un homme atteint d’Alzheimer. Un autre type de retour en enfance.
Imaginez que vous puissiez discuter avec votre femme à 20, 40 et 60 ans au même moment, et que votre fille apparaisse à 17 et 38 ans, côte à côte. Noël vit ces échanges déstabilisants où s’entremêlent l’illusion et le réel. "J’ai remarqué qu’au cinéma ou à la télévision, on s’attardait surtout à l’effet dévastateur qu’a l’Alzheimer sur l’entourage des malades, explique Tremblay. Je voulais me glisser à l’intérieur d’un malade qui est conscient de ses absences et d’en faire quelqu’un dont le métier était justement de sauver des vies en fouillant dans le cerveau des autres." Incarné par Raymond Bouchard qui revient au théâtre après 10 ans d’absence, Noël est neurochirurgien et subit ces trous de mémoire qui transforment la réalité en une courtepointe percée.
Partition polyphonique
Adepte des rendez-vous imaginaires avec le passé, Tremblay convoque ici les neuf membres d’une famille qui surgissent à différents âges, confrontant leurs points de vue en un choeur désordonné. "J’aime jouer avec le temps et les changements de caractère des personnages à mesure qu’ils vieillissent. On pense que la fille de Noël en jeune peintre est juste une tête dure qui veut faire chier son père et elle devient finalement une grande peintre, alors que le fils sacrifie sa vie pour plaire à son père et devient un médecin médiocre. Ces changements, joués par différents acteurs, sont toujours intéressants." Le procédé n’est pas nouveau chez l’auteur qui a créé ces chocs du présent et du passé il y a 40 ans dans À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, puis avec Albertine, en cinq temps. "J’ai d’ailleurs réalisé qu’on pourrait relire Albertine comme l’histoire d’une dame de 70 ans atteinte d’Alzheimer."
Après Fragments de mensonges inutiles (2009), une pièce sur la jeunesse, Tremblay propose une oeuvre introspective sur des préoccupations de son âge, loin de ses habituels univers d’homosexuels et de femmes marginales du Plateau-Mont-Royal. "Je vais avoir 70 ans et comme tout le monde, j’ai des peurs et des appréhensions. La maladie d’Alzheimer nous concerne tous. Un peu comme le sida il y a 20 ans." La peur de vieillir s’accompagne aussi de bilans, et pour Noël, qui se fait intenter un procès par sa famille, d’une perte de dignité. "On ne sait pas si c’est la maladie qui déclenche ce qu’il vit ou si ce n’est pas lui-même qui convoque ces personnages à qui il a fait du mal pour se punir." Pour traduire la lente agonie de ce patriarche acariâtre, Tremblay a composé une partition polyphonique qui pose un grand défi de mise en scène à Serge Denoncourt.
Flashes Bach
Peut-on s’acharner sur quelqu’un qui, mari et père monstrueux, pénètre un labyrinthe sans issu? Tremblay, dans son dernier opus, excite au summum la cruauté à laquelle il nous a toujours habitués et que peu de dramaturges ont atteint à ce jour (sauf les Sophocle, Molière et Shakespeare…). Et c’est peu dire. Si Raymond Bouchard, simplement phénoménal, a peur qu’on l’oublie dans le rôle de Noël, il se trompe. Il devrait comprendre que les amateurs de théâtre ne méritent pas un tel traitement de sa part, suite à cette absence de dix ans sur les planches. Un trou énorme que sa seule présence suffit à combler.
Le chœur familial (épouse-fille-fils en trois époques de leurs vies), à couteaux tirés, ira d’arias amers en récitatifs virulents (parfois un à la fois, parfois tous ensemble) pour ensevelir vivant cet être en profonde détresse jadis trop préoccupé par sa carrière et sa réputation. Les coeurs ne cesseront de se répandre en récriminations contre Noël dont c’est la « fête »! Ironie du sort, ce neurochirurgien sera atteint de cette maudite maladie qu’il contrôlait si âprement pour sauver ses patients. Que peut-on pour lui maintenant? Mieux vaut la solitude angoissante que cette confrontation stérile à brasser toute cette merde fumante pour régler des comptes à toutes fins inutiles. S’il n’était pas trop tard, la pugnacité des siens serait-elle suffisante pour rappeler le parasite à la réalité? Parlons-nous ici d’une thérapie du souvenir à cerveau ouvert? Insaisissable pensée à la dérive!
Essence et dégénérescence. Absences. Art et altération. Du grand Tremblay, maître lyrique tout en circoncision. Ne reste plus qu’à attendre la Passion selon Michel et le Requiem. Mais plus tard, beaucoup plus tard, car laissons aujourd’hui, la mémoire avec un scalpel tailler dans ce bloc de chair et retrouver le visage aigu d’autrefois (GREEN, Journal).
Comme l’œuvre, la mise en scène cérébrale de Serge Denoncourt analyse froidement le parcours de Noël en le suivant dans les dédales les plus douloureux, dans les moindres détours tortueux au risque même de le perdre dans l’affreuse certitude d’un rideau d’hôpital d’où sortira un cri flamboyant, un cri infini à travers l’univers (Munch).
Trembler d’être démasqué par Tremblay. C’est de la belle ouvrage achevée!