Frédéric Dubois : Les aventuriers du rêve perdu
Prophétique, Ducharme aurait vu avant l’heure les dérives de notre société autodestructrice dans Ines Pérée et Inat Tendu, selon le metteur en scène, Frédéric Dubois.
Ils résistent à se conformer à l’ordre du monde, lui opposant leurs rêves sans compromis, au risque de ne jamais intégrer les rangs de la société. La quête marginale d’Ines Pérée et Inat Tendu rejoint celle de leur géniteur, Réjean Ducharme, l’écrivain invisible qui n’a jamais traversé le mur le séparant de la place publique. Le metteur en scène Frédéric Dubois, amoureux des héros libres qui osent brandir leur imaginaire délirant et leur révolte radicale face à l’absurdité de la vie, était destiné à les rencontrer. "La quête impossible d’authenticité, d’idéal et de pureté de ces enfants qui ont un regard franc sur les choses est d’abord un cri de révolte. L’intérêt de cette pièce est de rappeler que c’est possible de dire non pour mieux dire oui. Il faut rester réveillé. La révolte faite avec lucidité et ludisme peut changer les choses."
La rébellion de ces orphelins qui atterrissent dans un monde qui leur refuse l’hospitalité, que ce soit la vétérinaire, le psychiatre ou la religieuse, peut être lue comme le conflit de générations, de visions, de classes qui résonne souvent à nos oreilles depuis un an. "On fait un clin d’oeil aux indignés, précise Dubois. Le discours qu’on entend sur eux, qu’ils sont sales et pas sérieux parce qu’ils n’ont pas de cravate, c’est exactement celui que reçoivent les héros de la pièce. Isalaïde dit à Ines Pérée: "Tu ne devrais pas t’habiller en maillot de bain, tu devrais t’habiller en groupe, en masse, en foule." Parce qu’ils ne peuvent pas faire entrer leurs rêves sans nuance dans des formulaires, les héros sont à jamais rejetés. Il faut parfois refuser la nuance, comme le mouvement Occupy. Ça ne sert plus à rien de s’ordonner parce qu’en s’ordonnant, on a créé la Bourse et c’est en train de nous détruire."
Pour Dubois, la pièce créée en 1976 est celle d’un auteur inquiet du futur, "comme si Ducharme s’était projeté 30 ans plus tard. L’acte 1 relève d’avant la Révolution tranquille et de ses débuts, l’acte 2, de la fin des années 1960, avec la religieuse qui défroque, et l’acte 3 correspondrait à notre époque. Il n’y a plus de poésie. La parole s’est usée, vidée de son sens et c’est à qui va être le plus fort".
Après Le Cid maghané et HA ha!…, le Théâtre des Fonds de tiroirs revient à Ducharme qui, malgré sa noire lucidité, porte l’espoir. L’image tirée des Bons débarras de la fleur qui pousse à travers l’asphalte est évoquée. "Ducharme dit qu’il faut se battre et monter aux barricades. Ses héros meurent, mais l’effet qu’ils ont eu sur les autres est tellement grand que c’est sûr qu’ils ont laissé quelque chose." Une fleur de macadam, née dans l’insurrection.
À force de gratter, on sent Lise
Surtout quand Alain Proviste et Aléa rencontrent Annie Croche. Pas ou plus perdus. Non pour ouï-dire. La quête de la fête en tête a tout pris, même nos vies. Et les espoirs rances s’élancent dans l’absence d’espérance à cause des câlines de Line Espoir, Line Inouï, Line Opiné. Et les queues d’aronde de cailloux croqués recouvertes.
Les personnages de Ducharme n’exigent rien. Ils revendiquent tout en pestant entre maillot et chair, tout de suite, sans compromis ni flagornerie. Sans gratitude. Ils ne négocient pas leur bonheur singulier, car ils ont horreur de quémander comme de prostituer leurs sentiments et ainsi s’avilir virtuellement dans une sale compétition absurde. Tout purs, tout durs, tout pluriels, réfugiés dans le taedium vitae où l’âme immaculée embrase les lèvres charnues du péché d’exister. S’engager dans la fine finitude à l’infinitude pour ne pas adultérer l’enfance de l’innocence dans l’Océan de l’amertume. Occupy la plus précieuse parcelle d’Eldorado éclaté pour mieux mieux asseoir leurs culs nus sur le sable froid de leurs brûlants germes d’amour. Comme des chenilles découvrant leurs papillons, comme des cordes accordant leurs violons, comme des aimants adoptant leurs amants dans l’hypocrite sincérité.
Des abus. Des abusés. Désabusés. Usés.
Ducharme (dont le dernier cri remonte à 1999), régent si silencieux de notre pays circoncis, fait partie de notre inconstant collectif à avaler sans toutes nos dents blanches ou à vomir de toutes nos forces d’hiver maghané dans le noir élixir de l’intendresse.
Guéris-nous, « gai Bérénice, gai! », toi la grande porteuse de victoires, toi l’héroïne, « la vainqueuse, la témérêtre, l’incorruptable », au nom de l’enfance en réclusion. C’est juste trophoux de sculpter des vies vides à partir de débris humains.
« Sans enfants sur la Terre, il n’y aurait rien de beau. » Avec ces zadodultes sur la scène, tout devient irrémédiablement laid. Et si le langage du charme joualisant ne suffit plus à décrire leur décrépitude, faut-il pour autant exclamer et trasher ces souffrances par trop humaines? Si oui, alors vacherie de vacherie : « Haïssez-vous, bande de bouffons! » dans la moite solitude de vos insultes morbides et grisantes jusque dans la soulerie de l’écoeurement. « Nous ne serons pas vieux mais déjà las de vivre» (Nelligan). Sans rêves pour sombrer éternellement. Sans oublier l’inespérée Catherine Larochelle, la fougueuse langoureuse.