Philippe Ducros et Patrice Dubois : Comment désobéir?
Si un homme essayait à lui tout seul de faire un geste radical qui aurait une influence directe sur le monde actuel, quel en serait l’effet? C’est la question que se sont posée Philippe Ducros et Patrice Dubois dans Dissidents, une pièce résolument engagée, née de consciences inquiètes.
À la suite d’échanges, de discussions et de sessions-laboratoires menées avec des acteurs et des danseurs, visant à réfléchir aux actions sociales envisageables pour résister à un ordre du monde de plus en plus destructeur, Ducros et Dubois ont accouché d’une pièce grave et mystérieuse sur un homme enfermé entre quatre murs à la suite d’un geste posé, et qui reçoit la visite d’étranges personnages. "Quand on a commencé à travailler sur le show en 2009, il n’y avait pas eu Occupy Wall Street, ni le Printemps arabe, ni Harper, explique le metteur en scène Patrice Dubois. Depuis, la pièce qui parle de déconstruction psychologique et de peine de mort est devenue brûlante d’actualité."
Invité pour la première fois à travailler avec le Théâtre PÀP, Ducros, qui s’était penché sur le conflit israélo-palestinien dans L’affiche, livre son premier texte ancré au Québec, nourri de plusieurs lectures dont celle de Brève histoire du progrès de Ronald Wright. "L’essai suggère qu’il y a une surdose de progrès, explique-t-il. Depuis l’ère victorienne, c’est devenu une vertu en soi; or, ce n’est pas le cas. Le progrès a amené la chute de certaines civilisations et si ça fait tomber la nôtre, qui est globale, ça risque d’être catastrophique. On ne pourra pas en fonder une autre à moins d’aller sur Mars, mais on sait qu’il y a des civilisations qui ont survécu, alors on peut éviter de reproduire les mêmes erreurs."
L’homme de toutes les révoltes
L’auteur et le metteur en scène ont remarqué qu’autour d’eux, il y avait consensus quant au fait qu’on ne peut continuer à vivre ainsi sans courir à notre perte, mais quand vient le moment d’agir, la ligne se brise. C’est à partir de cette divergence de vues dans l’action qu’est née l’histoire d’un homme qui crie sa révolte et les réactions que son geste provoque. Au portrait figé d’un homme défini, les créateurs ont préféré un personnage ouvert, un dissident qui se réinvente sans cesse et que trois autres personnages tentent de définir. "Il réécrit tout le temps son histoire parce qu’il ne veut pas être récupéré, explique Ducros. Il peut être un père meurtrier, un terroriste, un schizophrène ou un manipulateur, il refuse qu’on parle de sa vie antérieure parce qu’il veut défendre sa cause avant tout. Aujourd’hui, tous les mouvements subversifs sont récupérés. Les personnalités que le héros s’invente suggèrent que peu importe le parcours emprunté, on peut aboutir à ce geste."
De "dissident" à "dissidents", le désobéissant solitaire devient donc un potentiel de mouvement collectif, un être aux contours flous qui peut être vous, moi, le voisin d’à côté. "Le monstre n’est jamais loin, précise Dubois. Le père de famille ordinaire peut porter tout à coup un autre masque. La déconstruction psychologique et mentale a pris beaucoup de place dans le texte qui permet une ambiguïté sur qui sont les bons et les méchants." Le flou moral de ce mystérieux personnage (incarné par Dubois) renvoie effectivement à l’effondrement des valeurs et des causes communes et à cet ennemi de plus en plus difficile à cerner qui font que la révolte peine à mobiliser les troupes, dissoute dans des gestes individuels; en témoigne la nébuleuse idéologique souvent critiquée du mouvement des Indignés. "L’ennemi est devenu virtuel. On ne peut pas aller cogner à la porte du magasin général et donner un coup de barre. On ne sait plus contre qui se révolter", avance Dubois. "La machine a plus de moyens que jamais et il n’y a pas d’opposition, poursuit Ducros. Elle cherche à nous divertir de notre révolte. C’est pour ça qu’en coulisses, des mouvements de dissidence s’organisent, des Occupy Wall Street qui n’ont pas réellement de mots parce qu’il y a trop de choses contre lesquelles se révolter. Ça s’est focalisé sur l’opposition du 1% et du 99%, une nouvelle lutte des classes, sauf que le 1% n’appartient pas au pays, mais aux multinationales qu’on ne peut pas attaquer", s’insurge-t-il.
Ducros et Dubois ont voulu donner chair à la difficile insurrection en l’incarnant au théâtre, lieu de convocation collective par excellence. "On ne voulait pas juste flatter notre sentiment d’impuissance, avance Ducros. Il y a beaucoup d’abstractions dans le texte pour que le spectateur puisse faire des liens entre l’histoire très concrète de ce personnage et le monde dans lequel on vit. L’art peut mener à l’invisible derrière l’exercice. On peut créer un momentum et redevenir un groupe." Osons y croire.