L’histoire du roi Lear : Fragile colosse
Sans occulter la dimension politique inscrite au coeur de la tragédie de Shakespeare, Denis Marleau s’est bel et bien approprié L’histoire du roi Lear pour entrer dans l’intimité de ce terrible drame familial. De la toute-puissance à la plus grande vulnérabilité, le parcours vertigineux de ce père aveuglé par la manipulation amoureuse de ses filles est riche d’interprétations. Gilles Renaud entrera dans la peau de ce géant désarmé.
À chaque époque ses déshonneurs. Qu’il soit question de titres, de privilèges ou du simple respect familial, la déchéance du roi Lear dépasse de loin celle d’un monarque pour toucher celle de tous les hommes souverains humiliés par la perte de leurs moyens, et celle des parents rejetés par leur ingrate progéniture. La situation du roi qui abandonne son trône, banni par ses filles qui ne respectent pas l’entente convenue avec leur géniteur, est une condition de perte de pouvoir et de gloire, mais surtout l’humiliation d’un père déshonoré. "Le sujet est éminemment moderne, explique Renaud. C’est celui de la maltraitance des vieux. Lear veut consolider son rôle de père et demande à ses filles laquelle a la réputation de l’aimer le plus. Il leur donne tout à condition qu’elles l’entretiennent d’une centaine de serviteurs, ce qu’elles lui refusent, le foutant à la porte. Lear se révolte, s’enfuit et devient fou, détruit par l’ingratitude de ses filles. C’est très actuel. On ne pense pas, comme parents, que nos enfants vont nous abandonner et nous placer dans un CHSLD."
Un roi à échelle humaine
Sans être nommée comme telle, la déchéance du roi Lear s’ouvre effectivement à plusieurs interpréatations dans l’adaptation de Marleau qui voulait faire entendre ce que la pièce dit sur l’humain et sur la relation filiale. "Les questions de transmission, d’héritage et de dépossession m’ont particulièrement intéressé dans l’oeuvre." Après un Othello ancré dans le monde d’aujourd’hui, le Théâtre UBU poursuit sa lecture contemporaine de Shakespeare sans en réduire la portée mythologique. "J’ai choisi de ne pas travailler dans l’historicité, d’évacuer le costume, le décor et la référence historique. Il y avait chez moi un besoin de me décentrer par rapport à ce qu’on fait normalement avec Lear. Ce qui m’intéressait, c’était les rapports d’échelle pour créer des sensations et des vertiges, de jouer sur ces hiatus entre le plus grand et le plus petit."
La courbe dramatique du Roi Lear touche en effet aux extrêmes de la puissance et du dénuement, de la pleine maîtrise à la plus grande dépossession, suivant le parcours de folie d’un colosse en déclin qui revient à la condition humaine première. "Pour moi, le roi Lear est d’abord une structure et la pièce raconte sa déstructuration, avance Marleau. Il faut avoir une construction impressionnante au départ pour traverser ces polarités du plus fort au plus fragile et vulnérable, du plus vieux au plus enfant aussi, parce que Lear connaît des états de l’ordre de la régression, de grande difficulté psychologique intérieure qui peut faire penser à la maladie mentale." Pour l’acteur, le défi est de taille. "C’est un personnage complexe", commente Renaud, qui prépare le rôle depuis longtemps. "Quand la pièce commence, c’est un chêne. Il part de la force pour arriver à rien du tout. Rejeté de la société, il perd tout: ses moyens, sa raison. Il devient fou, fini, vit une crise d’identité épouvantable! Le grand défi de ce rôle pour l’acteur est de ne pas perdre ses moyens, de garder sa mémoire, son souffle, son énergie, ses émotions."
De l’absurde à la déconstruction psychologique
Célèbre est la folie de Lear, son errance dans le pays, privé de toit, ramené à sa plus simple condition. La crise identitaire de Lear, son désenchantement et sa perte de repères ont fait écho au courant de l’absurde à l’époque où le monde en guerre se vidait de son sens. Certains voyaient dans la pièce un précurseur de Beckett. Le sort de Lear est toujours éminemment actuel, alors qu’on voue un culte à la nouveauté, à la jeunesse, qu’on rejette désormais sans frémir l’autorité et les traditions. "La problématique du legs s’incarne parfaitement dans l’histoire de Lear qui peut résonner de façon très actuelle aujourd’hui, explique Marleau. J’ai aussi décidé de monter la pièce pour des raisons presque intimes, parce que je suis un père depuis peu de temps et que j’ai une sensibilité plus grande à ces thématiques."
La richesse de ce grand classique n’a cessé de nourrir les interprétations, au point d’en brouiller parfois la clarté. Grâce au travail fouillé de traduction de Normand Chaurette, Marleau a voulu rendre le texte le plus limpide possible. "J’ai souvent le sentiment, comme spectateur d’une pièce de Shakespeare, de ne rien comprendre, avoue-t-il. Il faut clarifier les enjeux, quitte à couper. Ce sont des personnages en itinérance, rejetés jusqu’à un certain point de la scène, et c’est cette relation au théâtre que j’ai essayé de mettre en lumière pour laisser place au sentiment, aux sensations, aux ruptures et aux mouvements d’une pensée souvent chaotique des personnages."
C’est "une pièce éclatée, sans structure linéaire, la moins shakespearienne de Shakespeare", selon Renaud. "Ça raconte beaucoup de choses sur la théâtralité, poursuit Marleau. Les personnages se mettent en scène, se travestissent, changent d’identité pour toutes sortes de raisons. Le comte de Kent, par exemple, devient l’accompagnateur de Lear et emprunte parfois le langage du fou, sans être un fou à proprement parler. Ça soulève des questions sur ce qu’est le théâtre dans son fondement presque métaphysique et psychologique. Ce n’est pas pour rien que Freud s’est intéressé à la pièce." Parce que rien n’est acquis et que tout empire menace de s’écrouler, L’histoire du roi Lear est universelle et rejoint chacun de nous. "Je cherchais mon Lear", explique le metteur en scène, qui a trouvé dans l’imposante stature de Gilles Renaud de quoi satisfaire son ambition.
Lear les yeux nus ou le délire @veugle
Droit de cité en la cécité du cœur. Politiquement important, humainement impotent, Lear (suavacerbe Gilles Renaud) est l’amusement de tous, sauf de la vérité, la plus fidèle de toutes. En s’écartant des lois et des jugements, il abdique le pouvoir d’exister et de discerner, en temps de paix comme en temps de guerre. L’hécatombe s’ensuivra pour mieux révéler la blafarde lumière de la pathétique vieillesse sourde et aveugle. À laquelle répondra la mesquinerie d’ignobles requins affamés et cruels qui ne reculeront devant RIEN pour assouvir leurs appétits carnassiers.
Will, notre éternel contemporain, sait montrer les multiples visages de la trahison en des couples mal assortis où le mal l’emporte infailliblement sur le bien pour ainsi s’éloigner de toute conclusion heureuse après la Tempête.
Déjà, derrière la transparence du rideau, les acteurs s’impatientent, chuchotent, complotent en de bavards regards éloquents en attente du roi auto-déchu qui, primesautier, déversera sa fortune à qui l’aimera davantage. Et ils sont légion à lui mentir leur amour, sauf Cordélia. Un autre (Edmond) battra son frère (Edgar) pendant qu’il est chaud sous la rage abâtardie d’un père éconduit, le duc de Gloucester, qui ressemblera de plus en plus à Œdipe, puis à Lear, pour avoir commis les mêmes erreurs.
Lear camoufle sa souffrance dans la scabreuse cénesthésie générale en laquelle croupit le royaume dans cette odeur invincible de la pourriture avancée (comme dans Hamlet).
Les dégâts sont là, et sur ces cadavres déliquescents, il faudra reconstruire le royaume sur des bases solides et franches à partir de RIEN ou de l’amour. Cette tâche incombera à Edgar, le sage fou, le sombre bâtard, brillamment interprété par Vincent-Guillaume Otis, digne de cette distribution shakespearienne dans laquelle tous les acteurs comprennent que le monde est une vaste scène folle sur laquelle il faut tirer les ficelles intelligentes de l’être et du ne pas être, même si le Ciel, en un alliage grisâtre, menace de s’écrouler sur leurs têtes à tout instant, annonçant l’anéantissement royalement prévisible. Il faut souligner le mariage harmonieux du décor, de la vidéo et des maquettes surréalistes illustrant la fragilité des systèmes, et surtout, leur mobilité. Et encore une fois, Denis Marleau se surpasse, avec la complicité lumineuse de Stéphanie Jasmin.
Résolument, le TNM a décidé de nous gâter en cette année du 60e! Qui l’UBU? Car « c’est un malheur du temps que les fous guident les aveugles », William S. Et les passeurs de repasser dans cet hommage aux magnifiques de plus de 60 ans : quelle heureuse initiative! quelle subtile reconnaissance! quelle infinie tendresse!