L’histoire du roi Lear : Shakespeare grandeur humaine
Éblouissante de vérité et de nudité, L’histoire du roi Lear de Denis Marleau tire l’essence du drame filial qui ramène l’homme à la pauvreté de sa condition.
Si Shakespeare peut nous égarer par la densité de ses textes qui croisent la politique, la philosophie et la métaphysique, l’adaptation de Denis Marleau portée par l’éclatante traduction de Normand Chaurette est claire comme le jour. La tragédie du souverain se situe pourtant du côté des ténèbres. De l’histoire du roi qui renonce à son royaume, le partageant entre ses deux filles aînées qui l’aveuglent en feignant de l’aimer par d’hypocrites flatteries, déshéritant sa cadette qui avait de vrais sentiments pour son père, Marleau crée un drame familial limpide où chacun manipule pour tirer l’avantage vers lui.
Dans un décor dépouillé qui ressemble à un centre hospitalier, avec des projections qui nous font pénétrer dans la maquette du royaume, tirée sur des chariots, L’histoire du roi Lear rejoint celle des vieux maltraités de notre société, mais plus encore, celle de chaque être humain aux prises avec cette histoire de legs qui déchire les familles, et avec un questionnement premier sur la condition humaine. Gilles Renaud impose un Lear d’abord charismatique puis vulnérable, déclinant le spectre des grands sentiments humains dans de flamboyants contrastes, de la cruauté, la colère, l’humiliation, la folie jusqu’au dénuement total. Sa trajectoire suit la démolition d’un homme du monde vers l’absence et le vide, faisant table rase de ses titres, privilèges et de son identité sociale pour retrouver le regard d’origine, l’état de nature loin de celui du "fourbe politicien qui fait semblant de voir ce qu’il ne voit pas". Le moment où Lear bascule vers la folie et la souffrance qui lui ouvrent d’autres lumières est poignant, comme celui où il manipule la maquette du royaume comme un enfant. Les adultes ne font-ils que poursuivre leurs jeux d’enfants avec de vrais hommes et de vrais pays? nous dit Shakespeare, qui nous atteint directement dans cette lecture intime de Marleau qui allie à la précision technique de sa mise en scène une fine maîtrise de l’émotion.
Jean-François Casabonne est prodigieux en comte de Kent qui ajoute à la pièce des notes humoristiques insufflées par la langue vive et truculente de la traduction. Paul Savoie, sublime en comte de Gloucester, forme avec ses deux fils (Vincent-Guillaume Otis et David Boutin) un admirable trio familial déchiré par des mensonges qui empêchent les trois hommes de se voir tels qu’ils sont. Dans l’univers cupide et cruel de Lear, les vieux accusent les jeunes d’irrespect, et ces derniers les accusent à leur tour de scléroser la société selon l’éternel conflit des générations menant jusqu’à nous, racontant l’Histoire des hommes tôt ou tard rattrapés par l’âge qui les dépouille de leurs moyens.
Lear les yeux nus ou le délire @veugle
Droit de cité en la cécité du cœur. Politiquement important, humainement impotent, Lear (suavacerbe Gilles Renaud) est l’amusement de tous, sauf de la vérité, la plus fidèle de toutes. En s’écartant des lois et des jugements, il abdique le pouvoir d’exister et de discerner, en temps de paix comme en temps de guerre. L’hécatombe s’ensuivra pour mieux révéler la blafarde lumière de la pathétique vieillesse sourde et aveugle. À laquelle répondra la mesquinerie d’ignobles requins affamés et cruels qui ne reculeront devant RIEN pour assouvir leurs appétits carnassiers.
Will, notre éternel contemporain, sait montrer les multiples visages de la trahison en des couples mal assortis où le mal l’emporte infailliblement sur le bien pour ainsi s’éloigner de toute conclusion heureuse après la Tempête.
Déjà, derrière la transparence du rideau, les acteurs s’impatientent, chuchotent, complotent en de bavards regards éloquents en attente du roi auto-déchu qui, primesautier, déversera sa fortune à qui l’aimera davantage. Et ils sont légion à lui mentir leur amour, sauf Cordélia. Un autre (Edmond) battra son frère (Edgar) pendant qu’il est chaud sous la rage abâtardie d’un père éconduit, le duc de Gloucester, qui ressemblera de plus en plus à Œdipe, puis à Lear, pour avoir commis les mêmes erreurs.
Lear camoufle sa souffrance dans la scabreuse cénesthésie générale en laquelle croupit le royaume dans cette odeur invincible de la pourriture avancée (comme dans Hamlet).
Les dégâts sont là, et sur ces cadavres déliquescents, il faudra reconstruire le royaume sur des bases solides et franches à partir de RIEN ou de l’amour. Cette tâche incombera à Edgar, le sage fou, le sombre bâtard, brillamment interprété par Vincent-Guillaume Otis, digne de cette distribution shakespearienne dans laquelle tous les acteurs comprennent que le monde est une vaste scène folle sur laquelle il faut tirer les ficelles intelligentes de l’être et du ne pas être, même si le Ciel, en un alliage grisâtre, menace de s’écrouler sur leurs têtes à tout instant, annonçant l’anéantissement royalement prévisible. Il faut souligner le mariage harmonieux du décor, de la vidéo et des maquettes surréalistes illustrant la fragilité des systèmes, et surtout, leur mobilité. Et encore une fois, Denis Marleau se surpasse, avec la complicité lumineuse de Stéphanie Jasmin.
Résolument, le TNM a décidé de nous gâter en cette année du 60e! Qui l’UBU? Car « c’est un malheur du temps que les fous guident les aveugles », William S. Et les passeurs de repasser dans cet hommage aux magnifiques de plus de 60 ans : quelle heureuse initiative! quelle subtile reconnaissance! quelle infinie tendresse!