L'éclipse : L'âge de la déraison
Scène

L’éclipse : L’âge de la déraison

L’ultraprolifique écrivaine des lettres américaines Joyce Carol Oates confronte deux générations de femmes dans L’éclipse, une pièce sympathique qui manque d’aplomb.

Vieillir est souvent synonyme d’assagissement ou de ramollissement, or il en est tout autrement pour Muriel, née en 1914, qui rêvait d’être astrophysicienne mais s’est contentée d’être professeure de sciences au secondaire et d’élever ses filles dans une Amérique transfigurée par le féminisme. La vieille mère malcommode et irrévérencieuse donne du fil à retordre à sa fille Stéphanie, femme de carrière qui veut faire entrer les femmes en politique et semble n’avoir rien hérité de la folie douce et de l’humour de sa génitrice.

Construite sur le fossé entre ces deux générations de femmes que tout oppose, la pièce offre un tête-à-tête amusant mais inégal entre un personnage fort et coloré incarné par une Andrée Lachapelle enflammée et une fille caricaturale et moins convaincante (Ansie St-Martin), dont les répliques paraissent souvent artificielles. Il y a pourtant des dialogues rythmés et de cinglantes envolées lancées avec beaucoup de charisme par la vieille dame paranoïaque et délirante qui suspecte tout le monde de l’espionner et va jusqu’à porter plainte à la Protection des gens du troisième âge contre sa fille dans un de ses accès de folie. Irrationnelle et malicieuse, la mère amatrice de boxe est très drôle dans ses invectives sans pitié contre une fille rabat-joie qui la soupçonne d’être jalouse de sa liberté, mais son idylle avec un señor espagnol (rencontré un soir d’éclipse), le tango qu’ils entament et le récit du père disparu font basculer la pièce dans le cliché peu subtil.

La mise en scène réaliste de Carmen Jolin ne rend pas justice aux passages lyriques et aux délires du personnage de la mère qui revendique son droit de rêver, les yeux rivés sur des cieux qui semblent muets à la génération de sa fille. Oates suggère par cette opposition que la société américaine s’est emmurée dans un idéal progressiste et performatif où il n’y a plus de place pour la folie et l’imagination. La révolution féministe aurait permis l’émancipation de la femme, mais aussi privé le monde d’une forme de magie naïve, représentée par le rapport de la mère au cosmos, cet "oeil qui invente quand il est question des cieux", opposé à celui de sa fille, borné et trop raisonnable. Le jeu nuancé et vif de Lachapelle offre quelques bons moments, mais la pièce, qui tombe parfois dans le pathos, manque de fluidité et reste plutôt conventionnelle dans sa forme comme dans son propos.