Louise Vigeant, Maxime Olivier Moutier et Luce Pelletier : Le XXIe siècle à l'épreuve du tragique
Scène

Louise Vigeant, Maxime Olivier Moutier et Luce Pelletier : Le XXIe siècle à l’épreuve du tragique

Bertrand Cantat ne sera pas sur scène pour chanter les choeurs Des femmes, la trilogie des tragédies de Sophocle mise en scène par Wajdi Mouawad. La polémique autour de son entrée en scène plane pourtant encore au-dessus du TNM et soulève d’intéressantes questions quant au rôle de la tragédie aujourd’hui. Nous avons réuni la professeure et critique de théâtre Louise Vigeant, l’auteur et psychanalyste Maxime Olivier Moutier et la metteure en scène Luce Pelletier pour parler de la tragédie au XXIe siècle.

Entre fatalité et libre arbitre

Des sept tragédies qui composent le "Projet Sophocle", Mouawad a choisi d’en regrouper trois sous le titre Des femmes. Déjanire, Antigone et Électre, les héroïnes de ce premier volet sophocléen, sont pourtant tirées de cycles distincts, mais traitent toutes trois du combat de femmes insoumises qui assistent à la chute de leurs idéaux et s’opposent à une loi jugée injuste. Déjanire (Les Trachiniennes) est l’amoureuse trahie par son mari Héraclès, qui a choisi de la remplacer par une plus jeune. Sa jalousie la pousse à tuer malgré elle celui qu’elle aime, ce qui lui fera subir la fatalité qu’elle cherche à déjouer. Antigone se révolte contre la loi de Créon pour défendre l’âme de son frère Polynice, dont elle exige une digne sépulture jusqu’à y sacrifier sa propre vie. Électre réclame la justice du sang, vengeresse de son père Agamemnon, tué des mains de sa mère Clytemnestre. Toutes trois réclament justice humaine devant l’arbitraire loi des dieux.

"On connaît surtout Antigone, parce qu’elle est devenue le symbole de la jeunesse révoltée contre les lois lourdes, divines et humaines, explique Louise Vigeant. Le héros tragique est à la fois responsable et victime, une notion difficile à déterminer au XXIe siècle. Antigone est victime parce qu’elle se fait tuer par le pouvoir, mais responsable parce qu’elle choisit de faire les gestes qui selon les lois l’amènent à la mort. Accepter ce destin-là est fondamental dans la tragédie grecque."

Contrairement à ses prédécesseurs Homère et Eschyle, Sophocle introduit dans la tragédie la notion de loi humaine. "Antigone ne recule pas devant le groupe, poursuit Maxime Olivier Moutier. Elle se tient seule. C’est peut-être la première marque d’individualisme dans la littérature antique. Elle agit selon sa conscience, quel qu’en soit le prix. Mourir pour ses idées n’a pas été très à la mode ces dernières années. Ça intéresse beaucoup les psychanalystes. Lacan a consacré un séminaire à Antigone (L’éthique). Pour lui, l’héroïne agit de façon éthique parce qu’elle agit selon son désir et ne fait pas autrement. Quand on fait des concessions, on paye un prix psychique qui peut être une dépression ou autre."

Le héros de Sophocle fait donc entrer la notion de responsabilité dans le mythe antique, mais les personnages restent les jouets d’une fatale destinée. C’est le propre de la tragédie. "Sophocle essaie de montrer que l’humain décide, croit Luce Pelletier. Ce qu’on a perdu depuis les Grecs, c’est la notion des dieux et de la peur en face d’eux." "Créon, s’il avait écouté le choeur, aurait pu sauver son fils, sa femme, Antigone et lui-même, ajoute Vigeant. C’est à cause de son orgueil si tout le monde meurt. Sophocle nous fait comprendre qu’on est responsable de notre malheur."

Bertrand Cantat: un héros tragique?

En associant Cantat aux tragédies de Sophocle, qu’a voulu nous dire Mouawad? L’ex-détenu ayant purgé une peine pour avoir tué sa femme Marie Trintignant peut-il être considéré comme un tragique? "Je ne vois pas en quoi l’histoire de Cantat est tragique, avance Moutier. Le héros de la tragédie est déchiré entre sa conscience, les lois de la cité et les lois divines. Cantat n’a pas été contraint de tuer et ne peut pas justifier son geste, alors que les héros tragiques ont une raison de tuer." Homme libre et responsable de ses gestes, Cantat n’est d’aucune façon victime, mais le désastre de sa vie a inspiré Mouawad. "Sa chute est comparable à celle de Créon ou d’OEdipe, croit Vigeant. Mouawad a voulu se servir de cette douleur pour sa création."

L’erreur de Cantat n’était pas une erreur tragique. Est-ce pour cela que sa présence sur scène a tant heurté les Québécois? "On comprend le choc du public devant l’idée d’associer un meurtrier de sa femme à des pièces qui parlent de la condition des femmes, croit Pelletier. C’est un gros symbole, surtout qu’il incarne le choeur." Le chanteur se retrouve en effet dans une position particulière, celle du trait d’union entre les héros tragiques et les spectateurs. "Mouawad cherchait l’équivalent du choeur dans l’esprit d’aujourd’hui et il l’a trouvé dans le rock, qui soulève l’émotion de groupe à laquelle le public adhère", explique Vigeant. "Il ne fallait pas se surprendre que les spectateurs associent la vie du chanteur et l’art puisque Mouawad lui-même l’avait fait", ajoute Pelletier.

En prenant l’histoire personnelle de Cantat comme un catalyseur d’émotions, le metteur en scène fait lui-même glisser le débat vers la morale. "Si on n’est pas pour la peine de mort, il faut être pour la peine de vie", a-t-il plaidé, défendant la réhabilitation de l’homme puni pour sa faute. "Mouawad nous a imposé le pardon, affirme Vigeant. Plusieurs femmes ont pensé que c’était indécent de demander à un meurtrier de jouer ce rôle-là. Je pense que Mouawad rêve que la tragédie joue le rôle qu’elle jouait dans l’Antiquité, d’éveiller les consciences et de poser des questions fondamentales sur la justice et la passion, mais pour la majeure partie des gens, le théâtre est un divertissement."

L’homme du XXIe siècle entretient un rapport différent avec le théâtre. Il n’était peut-être pas prêt à recevoir ce symbole équivoque. "La question éthique est passée du côté du spectateur, poursuit Moutier. Est-ce qu’on peut continuer à aimer Cantat malgré tout? C’est une question intéressante, mais c’est aussi un peu bancal de mettre en lien le destin de Cantat avec celui de tragédiennes antiques."

Tragiques du XXIe siècle

Si l’effet recherché par Mouawad était celui de la catharsis, la démarche s’est en effet heurtée à l’incapacité du public québécois à s’identifier au destin de l’homme meurtri. Va pour la terreur, mais la pitié ne passe pas. Est-ce à dire que le sens du tragique n’est plus possible au XXIe siècle? "Je pense que Robert Latimer, qui a tué sa fille lourdement handicapée, est un bel exemple de personnage tragique, propose Moutier. Il a toujours défendu son geste et en a assumé le prix. Il est sorti de prison en disant qu’il aurait refait la même chose, comme Antigone." Les destins tragiques existent encore, mais le rapport à la fatalité s’exprime autrement. "On ne parle plus des dieux, mais il y a quand même une morale, soutient Vigeant. Un des derniers tragiques, c’est Beckett, qui nous force à nous rendre compte que l’homme est complètement seul."

Premier Grec à placer l’être humain face aux dieux, Sophocle annonce la liberté individuelle de l’homme d’aujourd’hui, confronté au choix éthique des gestes qu’il pose, plus enclin au drame qu’à la tragédie. "Dans la situation tragique, il n’y a pas de solution, explique Vigeant, alors qu’il y en a dans le drame. L’homme au XXIe siècle s’est habitué à être responsable de ses choix et il trouve la plupart du temps des solutions à ses problèmes."

Face aux héroïnes de Sophocle, l’homme contemporain, éloigné du divin, se voit donc confronté à la naissance de la désillusion et à la solitude essentielle de sa révolte. Avec ou sans Cantat, Mouawad aura permis de faire entrer au théâtre des questions de justice et de liberté, il nous demande jusqu’où nous sommes prêts à aller pour défendre nos idéaux. Le tragique opère toujours.

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La musique de Cantat, la voix d’Igor

Même s’il a déjà joué la pièce à maintes reprises, nous ne voudrions pas être dans la peau d’Igor Quezada lorsqu’il interprétera sur la scène du TNM les pièces composées par Bertrand Cantat pour la trilogie Des femmes de Wajdi Mouawad. Pas que nous doutions du talent de Quezada, le Français d’origine chilienne baigne dans la musique depuis son jeune âge, mais ces chansons prennent toute leur signification à travers le chant lugubre et tragique de Cantat immortalisé sur l’album Choeurs, la trame sonore du spectacle. Vendu en importation et en téléchargement sur iTunes, le disque nage en eaux troubles; un rock cathartique entrecoupé de passages atmosphériques déchirants et déchirés par les plaintes du rockeur. L’oeuvre nous renvoie au visage la force de Bertrand Cantat, soit cette propension à incarner avec justesse l’émotion brute de ses chansons. Ici, les textes sont de Sophocle, mais ils abordent les impulsions émotives, les châtiments, les destinées fatales et les noirs désirs. Rien que Cantat ignore. (Olivier Robillard Laveaux)