Une vie pour deux : Au pays de la femme
Scène

Une vie pour deux : Au pays de la femme

Avec Une vie pour deux, adaptation du roman de Marie Cardinal, Evelyne de la Chenelière croise sa voix avec celle d’une intellectuelle d’une autre époque et provoque une éblouissante rencontre entre deux générations de femmes.

C’était le projet des femmes il y a un demi-siècle: fonder une vie "pour deux" dédiée au projet conjugal et familial. Puis il y a eu le désir des créatrices de conjuguer leur liberté avec les rôles souvent contradictoires que la maternité et la vie de couple commandent. Donnant la parole à une de ces pionnières, Evelyne de la Chenelière nous éloigne de nos obsessions contemporaines et met en lumière la marche sinueuse des femmes au siècle dernier, mais aussi la guerre éternelle entre le désir et le quotidien.

Triangle atypique entre une noyée découverte sur une plage et un vieux couple d’artistes des années 1950, en voyage en Irlande, Une vie pour deux trace l’histoire de l’amour éprouvé par le temps entre Simone et Jean, derrière lesquels planent les ombres de Marie Cardinal et Jean-Pierre Ronfard. L’apparition du cadavre de la jeune femme devient un prétexte à mettre en scène le sempiternel combat de l’amour qui s’étiole au quotidien en même temps qu’il s’y construit. Simone est vindicative, pleine d’autodérision, parfois violente et brutale à l’égard de son mari, Jean, un artiste dont la liberté, "un monstre à nourrir constamment", a provoqué la jalousie de sa femme. Entre eux, la noyée, incarnée par de la Chenelière, corps fantôme inquiétant qui fusionne avec le paysage, puis femme mystérieuse qui s’incarne à mesure que Simone et Jean lui imaginent une vie, délivre leurs secrets, leurs fantasmes et leurs peurs, révèle l’abîme immiscé entre eux. Ressuscitée par ceux qu’elle ressuscite, cette absente cristallise leurs conflits.

La mise en scène épurée d’Alice Ronfard joue habilement avec la dimension abstraite du texte dans un univers d’ambiances organiques qui ramènent le drame intime au corps qui l’accueille. Onirique mais aussi criante de vérité, l’exigeante partition alterne entre des scènes de guerre frontale, drôles et tragiques, entre Simone (magistrale Violette Chauveau) et Jean (Jean-François Casabonne, moins à l’aise avec ce texte qu’il déclame un peu à distance), et des monologues poignants chez Simone surtout, déchirée par le combat qu’elle livre pour réinventer le couple, trouver sa place dans le monde comme intellectuelle et lutter contre une maladie dégénérative.

Dense et douloureuse, la pièce ne tombe pas dans l’apitoiement, bien qu’elle force parfois la note. La prose proliférante et riche en images de l’auteure réputée pour sa langue foisonnante se met au service de la prise de parole franche et passionnée d’une femme au destin tragique, dont le langage sera disloqué par la maladie dans un tableau final où Chauveau est saisissante. Une ode incendiaire à la liberté et à la décolonisation de la femme.