Des femmes : La loi des femmes
Scène

Des femmes : La loi des femmes

Un an après leur création en France et les tumultes que l’on connaît, les tragiques de Sophocle revisitées par Wajdi Mouawad nous parviennent enfin. Vibrant, ce cycle Des femmes chante la résistance féminine contre l’aliénation par le pouvoir.

Les trois tragédies grecques consacrées aux héroïnes rebelles, traduites dans la langue précise et raffinée de Robert Davreu, croisent le travail du metteur en scène qui a fait sa renommée par un théâtre d’éclat et de démesure. Avec Les Trachiniennes, Antigone et Électre, le goût de Wajdi Mouawad pour l’indomptable révolte se tourne vers la cruelle destinée des héros de l’Antiquité, retrouvant un langage familier de plaies ouvertes et de cœurs amers.

Chant sauvage

D’emblée, le contraste fait son effet. L’inconsolable douleur des tragiques explose avec ce chœur antique composé d’un groupe rock. La puissante guitare électrique de Bernard Falaise, la batterie et le chant écorché insufflent à la souffrance des héros une dimension sauvage. Le courant passe, même si le procédé paraît d’abord décalé par rapport au texte lyrique et déclamatoire des Trachiniennes. Le rock s’accorde mieux aux jeunesses rebelles (Antigone et Électre) qu’à Déjanire, l’épouse tourmentée, mais la beauté et la force de frappe de cette musique tellurique aux accents gitans, incantatoires et sales signée Bertrand Cantat sont indéniables. Son remplaçant, Igor Quezada, nous fait malheureusement perdre des pans de texte (problème d’élocution ou de son?), mais le choix d’un chœur rock demeure toutefois l’élément le plus audacieux de l’adaptation des tragédies somme toute assez convenue. L’intérêt réside moins dans la forme que dans le texte admirable et les personnages que Mouawad inscrit sous le signe de la bestialité.

La passion des protagonistes est mise de l’avant dans un jeu émotif et explosif, cher au metteur en scène qui reconduit certains de ses procédés. Vocabulaire symbolique, couleurs primaires et présence des éléments (la terre et l’eau) appuient l’esthétique organique de ces trois combats de femmes insoumises.

Les racines de l’insoumission

Dans Les Trachiniennes, Déjanire (irradiante Sylvie Drapeau) se bat surtout contre Éros qui gouverne les hommes et les éloigne de leurs épouses. Sa jalousie envers une femme plus jeune n’est pas démodée, mais mis à part l’original retour d’Héraclès en femme, qui peut suggérer la revanche féminine sur la domination masculine, cette tragédie au ton plus auguste reste sobre, voire distanciée.

La pureté de la rébellion inflexible, parfois naïve et excessive, chère à Mouawad, gronde avec fougue dans les deux autres pièces, bien que leurs mises en forme ne possèdent pas le génie créatif de Littoral ou d’Incendies. Antigone éclate avec son rythme plus fou, ses danses hypnotiques (excellent Richard Thériault) et ses pointes d’humour envoyées par un Créon (Patrick Le Mauff) qui revendique son pouvoir sur «le sexe faible» et rejoint les tyrans actuels dans sa défense aveugle de l’ordre établi. Désobéissant à sa loi, l’édit interdisant la sépulture de Polynice, Antigone (Charlotte Farcet) protège le culte des morts et une justice basée sur la loi des dieux. Électre (fougueuse Sara Llorca) appartient aussi au clan des sauvages insoumises. Son terrible cri vengeur d’oiseau désespéré donne froid dans le dos. Sylvie Drapeau est saisissante en Clytemnestre dans cette pièce sombre où s’inscrit au plus profond de l’homme le cycle de la violence.

À travers ces figures de la désobéissance, Sophocle peint l’aliénation par le pouvoir et la tyrannie d’un système de lois barbares, auquel le discours de la femme semble répondre dans cette lecture de Mouawad. Le combat de ces héroïnes insoumises au savoir intuitif rejoint celui des forces élémentaires. La peur de Créon en face du chaos des puissances rebelles incarnées par Antigone tire l’essentiel du propos de ces tragédies de la résistance féminine et individuelle. Le gouvernement tremble sous la révolte incontrôlable de la justice première, apolitique. Il est émouvant de voir ces premières femmes de la littérature occidentale s’élever contre la soumission, tout droit descendues de l’Antiquité.

Jusqu’au 6 juin
Au TNM