James Thiérrée : Chevalier sans nom
Scène

James Thiérrée : Chevalier sans nom

Interrompu à cause d’une blessure lors de son dernier passage à Montréal en 2010, James Thiérrée revient présenter Raoul, un solo féerique et burlesque au carrefour du cirque, du théâtre et de la danse. L’acteur et acrobate nous raconte l’épique combat d’un homme seul qui contient tous les autres.

"C’est un plaisir de revenir à Montréal", lance tout de go James Thiérrée, joint au téléphone, qui regrette d’avoir dû raccourcir son précédent séjour à la suite d’un accident. "Ce sont des choses qui nous arrivent, nous les danseurs et acrobates. Ça fait de bonnes histoires à raconter à nos enfants", ajoute-t-il sur un ton rieur et chaleureux. Raoul est en effet exigeant et physique, l’oeuvre d’un artiste qui a grandi sous les chapiteaux, suivant ses parents Victoria Chaplin et Jean-Baptiste Thiérrée, créateurs du célèbre Cirque imaginaire qui deviendra le Cirque invisible, où il apprit le trapèze, la bicyclette acrobatique, la danse, le violon, la magie et le mime. Fort de cet héritage métissé, acteur formé entre autres au Piccolo Teatro de Milan, à la Harvard Theater School, égérie du réalisateur Peter Greenaway, Thiérrée a choisi d’inventer son propre langage et de laisser parler son instinct, le plus riche des savoirs que son imposant parcours lui a légués. "C’est un langage que j’ai assimilé au fur et à mesure des spectacles. J’essaie d’emmener les gens dans une sorte de voyage. J’ai le sentiment que les gens veulent rentrer dans une histoire, même si elle ne dit pas son nom. Raoul, c’est un peu la fin d’un cycle où je joue avec les savoirs que j’ai accumulés dans ma vie et que je mets au service du voyage initiatique de ce personnage qui traverse un grand combat qu’on ne nommera pas. On en a tous à vivre, à des moments de nos vies."

Raoul ferme effectivement la boucle d’une série de spectacles inclassables (La symphonie du hanneton, La veillée des abysses, Au revoir parapluie), où la poésie du corps se met au service d’un fabuleux petit théâtre peuplé de créatures fantastiques, un monde onirique qui se construit et se déconstruit sous nos yeux, laissant voir ses rouages. "Je suis très attaché au théâtre comme lieu d’expression, comme invention de l’homme, ce miroir où on explore nos tiraillements. C’est paradoxal, mais je cherche à me rapprocher du récit et à l’éviter en même temps. Les mécanismes de l’illusion et les changements de décor sont totalement révélés parce que pour moi, la magie tient autant dans l’illusion qui est projetée que dans sa mécanique visible et artisanale, qui est à peu de choses près la même depuis 2000 ans."

L’épique combat d’un homme et son décor

Rodé au quart de tour, serait-on tenté de dire lorsqu’on voit ce spectacle au décor amovible et aux chorégraphies périlleuses qui fait apparaître et disparaître les objets, mais la véritable magie opère grâce au fait qu’il n’y a rien d’électronique et par la prise de risques, héritée de l’expérience circassienne. "C’est précis mais aussi très chaotique. Le décor est extrêmement fragile et fort à la fois. C’est une mécanique qui prend des risques. La tour s’écroule différemment chaque soir, avec une petite zone de vulnérabilité où les objets peuvent se rebeller. En plus, Raoul a beaucoup tourné et mon décor est fatigué. C’est une sorte de bête fourbue qui a fait un long voyage et qui s’en est pris plein la gueule. Il est aussi usé que moi et je suis sûr que ça participe à l’appréciation que les gens peuvent avoir de quelque chose qui nous éloigne du cinéma avec toutes ses cachotteries (le montage et les effets spéciaux). C’est de l’ordre de la vraie magie où on voit le cadre qui me fait voler, où on sent les mousquetons et les contrepoids qui travaillent."

L’histoire de Raoul est celle d’un solitaire recevant la visite de son double, mais aussi celle d’un homme seul sur scène devant la foule, qui se livre en duel avec lui-même. Le personnage est conçu comme un "homme sans fond ni couvercle", une sorte de réceptacle de tous les autres hommes, qui peut être un ermite, un fantôme ou un schizophrène, un personnage intemporel dont la fable ne se réduit à rien de prédéfini, mais s’ouvre au contraire à tous les possibles. "Mon spectacle est un échange, une sorte de duo avec le public. L’idée était de parler aux gens assis en face de moi, de leur raconter de manière épique les combats qui peuvent être intimes ou dérisoires, de les sublimer et de les emmener jusqu’au beau, vers une ouverture. C’est comme un dessin très simple, une sorte de trajectoire à laquelle les gens peuvent s’accrocher. Les gens, après le spectacle, me racontent différentes histoires, me font des sortes de poèmes d’explications sur ce qu’ils ont vu, et c’est ce que je voulais: me situer sur cette page blanche où le spectateur peut s’exprimer. J’espère que quelque chose de l’énergie projetée libère leurs propres espoirs, comme une sorte de massage ou d’ostéopathie de l’inconscient."

L’identité du double, l’étrange personnage que Raoul rencontre et avec lequel il entame un long combat, est donc volontairement inconnue, à l’instar de la fable. Certains y voient une usurpation de l’identité, d’autres, une lutte avec un fantôme, une allégorie sur notre époque. Thiérrée, lui, préfère conserver le mystère. "C’est ce que vous voulez. Je suis à l’écoute de ce que dit mon spectacle parce que je ne l’ai pas vu, je le vis, et j’attends l’éclaircissement des spectateurs. Ce double qui frappe à la porte de Raoul vient pour lui botter le cul, pour qu’il prenne des risques, qu’il regarde, écoute et réfléchisse mieux. C’est la visite de l’inconnu. Ça parle aux gens parce qu’on a tous envie d’évoluer, de rentrer ou de sortir d’une prison mentale. Ce n’est pas un spectacle à propos de moi, mais à propos de nous."

Pour parler aux 600 ou 700 spectateurs assis face à lui, Thiérrée a choisi le langage du corps, "ce seul instrument au monde qui peut se métamorphoser, évoluer et se transformer", précise-t-il. "Je continue à être curieux de ce corps qui n’est plus le même chaque année, qui cache mille nouveautés, mille possibilités, un vrai trésor. J’essaie de partager en toute simplicité, pas dans l’exploit ou le double saut périlleux, mais plutôt dans l’humour, l’implication et l’élan." Et de se retrouver à la TOHU est, pour cet enfant du cirque, une expérience particulière. "C’est fort parce que j’ai passé mon enfance sous le chapiteau. Ce demi-cercle en face de moi me ramène à mes racines, celles du cirque, cachées sous terre." Quant à son célèbre grand-père, qu’il a à peine connu, ce descendant de Chaplin en retient l’héritage d’un travailleur acharné, entièrement dévoué à son art, mais il tient surtout à ce que la notoriété de cet ancêtre ne parasite pas l’échange entre le public et le spectacle, la seule chose qui compte vraiment pour celui qui vit, chaque soir, la montée sur scène comme un grand privilège.

Du 4 au 13 septembre
À la TOHU