Olivier Choinière / Félicité : Et délivrez-nous du mal
C’est avec Félicité, d’Olivier Choinière, que la Bordée a choisi d’ouvrir sa saison. Le dramaturge atypique revient sur ce texte déroutant, une charge contre la société du spectacle.
Trois employés d’un Walmart (Lorraine Côté, Hugues Frenette et Patric Saucier) se chamaillent pour nous raconter l’histoire de Céline, chanteuse québécoise au destin extraordinaire. C’est l’assez simple proposition de départ de Félicité, qui s’annonce comme une critique de la société du spectacle. "Les vedettes présentent un monde plus doré que le nôtre, dont elles nous permettent de sortir, avance Olivier Choinière pour s’expliquer la place démesurée des célébrités dans nos vies. Mais en même temps, elles ont des chutes plus grandes que nature, qui nous réconfortent de vivre dans un monde beige. Les médias rendent jour pour jour la vie d’une star enceinte; c’est banal, il n’y a rien de plus banal. Et pourtant, on arrive là à quelque chose qui n’est plus la naissance d’un autre homme sur terre, mais d’une espèce de mythe. La naissance d’un dieu, peut-être…"
Mais ce n’est pas tout à fait ça, en fait. L’histoire de Félicité, c’est celle de Caro, une autre employée du Walmart, fanatique de Céline. Ou plutôt, puisqu’on ne voit pas Caro de la pièce, c’est l’histoire d’Oracle (Véronika Makdissi-Warren), le double de Caro qui dirige d’une certaine façon les trois autres employés à la manière d’une metteure en scène – à ne pas confondre, bien entendu, avec Michel Nadeau, qui assure la vraie mise en scène. "Aux personnages qu’elle dirige, précise Olivier Choinière, Oracle donne le sentiment qu’ils ont une liberté et qu’ils vont pouvoir s’approprier l’histoire de Céline. Ils ne sont pas du tout au courant de l’arrêt qu’ils devront effectuer dans l’univers d’Isabelle."
Car cette histoire, finalement, c’est aussi celle d’Isabelle, un fait divers qui a inspiré la pièce: une jeune femme tenue captive toute sa vie, souillée par son père, et qui est morte du cancer. C’était quelque part en l’an 2000, en page trois du Journal de Montréal.
Le mal spectaculaire
Tout ça présente un tableau complexe qui joue allègrement avec les niveaux de narration, tant et si bien qu’on pourrait reprocher au dramaturge de faire du style, lui qui a par ailleurs rassemblé 50 comédiens sur scène en 2010 pour la pièce Chante avec moi. Ce serait oublier, d’abord, le succès remporté par Félicité. Créée en 2007 à Montréal, elle a vite entamé une carrière internationale, au Royal Court Theatre de Londres en 2008, puis à Glasgow et Sydney l’année suivante. Alors intitulée Bliss, elle est devenue Glückseligkeit pour les spectateurs germanophones de Zurich, puis Dicha dans sa traduction espagnole.
Mais ce serait oublier, surtout, la démarche claire et assurée de l’auteur de Venise-en-Québec: "Si Félicité a cette forme particulière, c’est pas pour faire mon "smatte" ou être fancy. Cette forme sert à te rappeler que tu es ici, au théâtre, maintenant, et qu’il se passe quelque chose qui ne surviendra plus jamais. C’est une volonté de sortir du divertissement alors que tout nous y pousse constamment."
Un théâtre en phase avec son époque, dont il refuse précisément d’entériner les travers. Un théâtre méfiant. "Il faut prendre en compte la psyché spectaculaire. Nous sommes formatés à recevoir une oeuvre de manière divertissante, tout nous y pousse, nous sommes toujours amenés à être dans un ailleurs. Or pour moi, un des rôles essentiels du théâtre est de trouver une forme autre qui va non pas nous faire oublier notre existence, mais nous ramener dans le présent de notre réalité. C’est là toute la différence entre l’art et le divertissement."
Le choix des armes
Sur un tel fond de dénonciation, le choix du titre apparaît d’une causticité cinglante. "La félicité a une consonance religieuse: "état de bien-être permanent". Dans notre consommation effrénée de divertissement, on n’est jamais là où on est vraiment, à la recherche de ce bonheur sans mélange et sans aspérités, sans hauts ni bas, conservés dans le fun perpétuel et confortable."
Résumons: Félicité, ça s’annonce comme une tentative d’exposer les brèches dans nos modes de vie laqués, quelque chose comme une charge C-4 placée bien au coeur de nos inconsistances. "La pièce présente des questions, des outils ou des accroches qui nous permettent de prendre le pouls de notre vie. Moi, quand je tripe au théâtre, c’est que soudainement ma vie est incluse dans le spectacle, que je traverse une expérience qui me donne un regard sur ma propre vie. Et c’est à ça que je m’attends du théâtre."
Du 18 septembre au 13 octobre
À la Bordée