Nancy Huston : Hommes et femmes, en voie de disparition?
Scène

Nancy Huston : Hommes et femmes, en voie de disparition?

Qu’est-ce qu’un homme? Jugeant qu’il est moins aisé d’y répondre aujourd’hui qu’hier, Nancy Huston est allée à sa recherche, scrutant l’oeil masculin posé sur la femme dans un cabaret littéraire et musical, Le mâle entendu, puis dans un essai, Reflets dans un oeil d’homme.

Après Infrarouge, un roman où elle croquait les hommes nus à travers le personnage d’une photographe, l’écrivaine Nancy Huston se fait maintenant le porte-voix des hommes qui parlent à travers son corps de femme. Trois musiciens (Jean-Philippe Viret, Édouard Ferlet et Fabrice Moreau) l’ont approchée pour qu’elle collabore avec eux à un spectacle littéraire et musical. L’écrivaine, aussi musicienne de formation, a choisi de les interroger sur leur intimité mâle. « Ce qui m’intéressait, c’était qu’ils me parlent du masculin, qu’ils me racontent en quoi être homme a été un plaisir, une honte, une fierté, en quoi ça a été facile ou difficile. J’ai retranscrit et organisé tout ce qui a été dit et ils ont fait des changements pour clarifier le texte. Je n’ai pas écrit un seul mot du spectacle, même pas le titre! C’est uniquement leur voix à eux. Je n’aurais jamais osé attribuer aux hommes des propos aussi apparemment machistes! »

Parlant souvent sans détour de leur désir, leurs fantasmes, leurs peurs et leurs parcours d’hommes, ils révèlent le regard qu’ils portent sur la femme et leur nature masculine, de nos jours souvent niée, bafouée, effacée au profit d’une conception égalitaire des sexes. Quand il baise, un des témoins dit, par exemple, être excité par l’idée de la fécondité, pourtant loin d’être aujourd’hui associée automatiquement à l’acte, preuve de la persistance de certains atavismes. « Tous confirment que le regard est primordial dans le déclenchement du désir », ajoute l’auteure.

Partition où se croisent les paroles de trois hommes mêlant leur musique aux mots dits par Huston, Le mâle entendu établit un pont entre les sexes qui, à force de se vouloir égaux, ont perdu contact avec certains traits innés de leur identité. « Je crois qu’il faut reconnaître les différences sexuelles pour essayer d’en atténuer les effets! Car ces effets sont énormes, y compris dans nos sociétés, et les nier est irresponsable. C’est dire que la souffrance des prostituées, des porn stars ne nous concerne pas. C’est quand même un comble que ce soit en France, connue dans le monde entier et depuis des siècles pour être « le pays des belles femmes », le pays des Folies Bergère et des « folles nuits de Paris », accès libre au corps féminin garanti aux touristes du monde entier, le pays de la mode la plus chic, la plus coûteuse, le pays de L’Oréal, autrement dit le pays au monde qui transforme le plus la femme en objet et en tire le plus de bénéfices, que les intellectuels s’acharnent à nous convaincre de la non-différence des sexes! »

Après avoir écouté les hommes qui regardent les femmes, Huston a examiné la relation entre la femme et son image, d’abord captée par le regard masculin, dans un essai qui paraît ces jours-ci, Reflets dans un oeil d’homme. Nelly Arcan y est souvent citée. L’auteure parle de l’électrochoc qu’a vécu à la lecture de Putain la « penseuse » en elle, qui refusait encore d’avouer la concurrence que les femmes se livrent pour être belles, « en raison du dogme dominant de notre temps selon lequel toutes les différences entre les sexes sont socialement construites » (p. 11). « La théorie féministe a toujours fait comme si le désir d’être belle ne pouvait être qu’un désir totalement aliéné et aliénant, plaqué sur nous par les hommes et par l’industrie cosmétique, explique Huston. C’est court comme analyse. Il me semble plutôt que les industries de la beauté exacerbent un penchant inné chez les femmes, et le transforment en addiction. Le désir des jeunes femmes d’être belles et désirables est aujourd’hui plus frénétique que jamais! Nelly Arcan a le mérite de l’avoir souligné. »

Huston relève dans son ouvrage les contradictions entre la libération des femmes et leur coquetterie qui n’a cessé d’augmenter. « La photographie et le féminisme sont arrivés à peu près en même temps dans l’histoire, rappelle-t-elle, exerçant deux pressions en sens contraires sur la femme. Tout en devenant de plus en plus sujets, nous nous faisons de plus en plus objets. De nos jours, on dirait presque que les femmes occidentales se préparent chaque jour à entrer sur le plateau de tournage de leur vie. » Pour qui? Elles ne le font même plus pour les hommes mais pour elles-mêmes, ayant intégré l’oeil masculin, croit Huston, se jugeant plus sévèrement que tous les hommes réunis. En renouant avec l’oeil du mâle qui regarde la femme avec désir, peut-être arriverons-nous à quitter nos miroirs et à nous regarder en face? Le mâle entendu, cabaret littéraire et musical pour les 16 ans et plus, nous y invite.

Les 28 et 29 septembre
À la Cinquième Salle de la Place des Arts
Dans le cadre du FIL