Bienveillance : Fouille sentimentale
Scène

Bienveillance : Fouille sentimentale

Visitant des zones nouvelles de la création grâce à l’appel du trio composé de Claude Poissant, Patrice Dubois et Dany Michaud, l’auteure et traductrice Fanny Britt a pris le large avec Bienveillance, une pièce créée hors les murs qui lui a fait mettre la tête et le coeur dehors. Présentée cet été à Carleton et cet automne à l’Espace Go, cette fable morale aborde la fragilité des convictions.

On reconnaît sa langue crue, ses dialogues ciselés, ses personnages tiraillés, souvent aux prises avec "le pire", la crise, l’angoisse qui dépasse du tapis, envahit et décape la façade. Depuis sa sortie de l’École nationale en 2001, Fanny Britt n’a pas chômé. Elle a joué dans la cour des grands, tant du côté de la création que de la traduction, prêtant son verbe tranchant et rythmé aux univers de Martin McDonagh (Le Pillowman), John Mighton (Corps et âme), Neil LaBute (Autobahn), Dennis Kelly (Après la fin, Orphelins), en plus d’écrire ses propres pièces: Couche avec moi (c’est l’hiver), Hôtel Pacifique, Enquête sur le pire, Chaque jour.

Fanny Britt retrouve aujourd’hui Claude Poissant, dix ans après qu’il eut monté sa première pièce, Honey Pie, reconnaissant une "forme de fatalisme optimiste" qui les habite tous deux. Quand il l’a approchée il y a deux ans, avec ses complices Patrice Dubois et Dany Michaud, pour une coproduction du Théâtre PàP et des Productions À tour de rôle qui dresserait un pont entre la mer gaspésienne et le Plateau-Mont-Royal, la jeune femme de 32 ans, essoufflée, a pourtant douté. "J’avais une bonne grosse fatigue mentale et je me disais: "C’est fini. Je n’ai plus rien à dire." Patrice a proposé de m’accompagner, de marcher dans la ville avec moi et de voir si quelque chose allait sortir. On se donnait des rendez-vous à géométrie variable avec Dany, Patrice ou Claude. Ça nous a poussés dans une situation d’intimité assez rapidement et on parlait de trucs fondamentaux: de nos enfances, de l’histoire de nos parents, de nos morts, de nos inquiétudes par rapport à l’argent, aux privilèges, au succès. Ils ont vraiment rallumé le feu. C’est très inhabituel pour moi, ce qui s’est passé. Je suis ensuite partie seule pour écrire, poursuivant cette formule gagnante."

Écrire en immersion

Aucune ligne de Bienveillance n’a été écrite dans son bureau. L’auteure allait s’asseoir dans des parcs, des bibliothèques, sans plan d’écriture, nourrie par l’environnement. "C’est une espèce d’immersion dans le coeur de ces trois gars-là, de nos passés, de notre ville et de mes souvenirs liés à des lieux plus lointains: Amos, où je suis née, et l’Outaouais, où j’ai passé mes étés d’enfance. C’est une pièce très sentimentale pour moi", explique Britt, émue d’avoir donné vie à ce texte, comme si elle avait accédé à une part secrète de son oeuvre.

Elle y voit aussi plus de lumière que dans ses précédents opus. Le sujet n’est pourtant pas rose. Gilles Jean (Patrice Dubois), le narrateur, est avocat. Son cabinet défend une compagnie de communication poursuivie par un ami d’enfance, Bruno (Dany Michaud), et sa blonde (Sylvie De Morais), parce qu’à la suite d’un accident, le petit Zachary est dans le coma. Les ambulances ont mis 47 minutes à arriver parce qu’ils sont en milieu rural. Les amis d’enfance se retrouvent donc à Bienveillance, leur village d’enfance, l’un contre l’autre. Bruno incarne la bonté extrême, tandis que Gilles, qui a tout réussi, se bat contre le remords, mais chacun interroge sa position. "Les personnages se débattent du mieux qu’ils le peuvent. Gilles Jean n’arrive pas à être bon, mais il va quand même dans cette recherche de sentiment. Quand on s’interroge, c’est parce qu’on est présent et qu’on veut évoluer. C’est peut-être ça qui est lumineux, parce que les personnages sont quand même pathétiques, distanciés les uns des autres. Ils portent des deuils, certains d’entre eux sont morts, il y a un enfant dans le coma et une mère dévastée. Ce ne sont pas des personnages joyeux dans une vie légère, mais ils ont tous la volonté d’aimer." Louise Laprade et Christian E. Roy complètent la distribution de cette comédie de moeurs où les absents ont une voix et personne n’accepte de rester figé.

Frère de coeur

Toujours active, Fanny Britt signe aussi cet automne Jane, le renard et moi, un roman graphique illustré par Isabelle Arsenault (La Pastèque), qu’elle porte depuis 25 ans. "Ces deux projets sont proches de mon coeur, avoue-t-elle. Ça fait quatre ou cinq ans que je travaille sur ce texte basé en bonne partie sur ce que j’ai vécu en 5e année, où j’ai connu une période de solitude sociale à l’école. Même si on parle d’une petite fille rejetée par ses amis, c’est aussi lumineux. Elle trouve la force et le courage dans la littérature: elle lit Jane Eyre, de Charlotte Brontë, un livre qui a été très important pour moi. Jane Eyre était un modèle d’indépendance pour moi. Je n’étais pas bien dans ma peau et cette littérature m’a aidée à me projeter dans le grand, dans l’exaltation et les sentiments éperdus. Je me suis accrochée à mon imagination." Elle reconnaît une même liberté d’écriture dans ce roman graphique et dans Bienveillance, une "cohabitation entre un langage cru, familier, un peu rugueux et quelque chose d’un peu plus lisse et littéraire. Ces deux pôles m’habitent depuis toujours, mais jusqu’à maintenant, j’ai moins exploité le côté littéraire, exalté et romantique (au sens littéraire) de mon écriture".

La petite fille qui s’évadait dans les livres des autres n’a jamais vraiment cessé de le faire, prenant désormais les univers dramatiques qu’elle traduit comme des échappées d’air. "Je serais très malheureuse si j’arrêtais de traduire, parce que ça me donne un break de moi et ça me permet de plonger dans la tête d’un autre auteur. J’ai l’impression qu’on me donne les clés d’une maison pendant que quelqu’un est parti et que j’ai le droit de fouiller dans les tiroirs. J’ai eu la chance de traduire des auteurs que j’admire beaucoup. C’est comme avoir accès à la garde-robe d’une fille qui a beaucoup plus de moyens que moi et avoir le droit d’essayer ses vêtements!"

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la garde-robe de Fanny Britt commence à être pas mal fournie et que sa propriétaire n’a rien à envier à celles des autres. Souhaitons-lui de sauter souvent dans les chaussures d’autrui, parce que le théâtre anglophone ne peut espérer meilleure ambassadrice.

Jusqu’au 27 octobre
À l’Espace Go

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