Sarah Berthiaume / Disparitions : Sang d’encre
À l’invitation du Théâtre du Double Signe, Sarah Berthiaume se fait un sang d’encre pour un amoureux volatilisé dans Disparitions. Rencontre au pied d’un autocar avec la jeune dramaturge et comédienne montréalaise.
Comprenons-nous bien: Sarah Berthiaume n’aura sans doute aucun mal à incarner dans sa propre pièce, Disparitions, cette Jeanne totalement tétanisée par l’absence de son chum pianiste, introuvable depuis une semaine. Mais pour l’instant, la Sarah Berthiaume qui trottine vers moi – tignasse un peu ébouriffée, sourire contrit de celle qui se croit en retard, bras débordant de feuilles volantes et de duo-tangs – pourrait difficilement moins ressembler à la jeune femme dont elle devra pendant un mois adopter les traits abattus dans une salle du Tremplin entièrement transformée en "appartement défraîchi, situé juste au-dessus d’une boucherie" (pour reprendre la description que fournissent les didascalies). Impossible de deviner sous cette pétulance celle qui égrènera de longues nuits à ruminer la mystérieuse volatilisation de son Étienne (Adrien Bletton), couchée en chien de fusil sur le banc d’un piano.
Dire de Berthiaume, prolifique représentante de la nouvelle dramaturgie québécoise, qu’elle est occupée ces jours-ci tient de l’euphémisme. Après un samedi avant-midi de répétitions sous la houlette du metteur en scène André Gélineau (bien connu pour son travail au sein des Turcs gobeurs d’opium), la femme de théâtre à l’horaire de première ministre sacrifie sur l’autel de la promotion médiatique la petite demi-heure d’attente la séparant de son retour en autocar vers Montréal. Elle montera ce soir-là pour la dernière fois sur la scène de la salle Fred-Barry afin d’interpréter Martine à la plage, solo à succès signé Simon Boulerice, un de ses fidèles collaborateurs.
D’abord mise en lecture par le Théâtre du Double Signe en 2010, Disparitions prend racine dans l’intime comme dans l’actualité, explique Berthiaume en évoquant autant une succession d’histoires d’amour foireuses que la tragique saga Cédrika Provencher qui émouvait le Québec entier au moment de l’écriture. "La douleur d’une perte, qu’elle soit due à une disparition ou à un échec amoureux, provoque le même genre de vertige, observe-t-elle. C’est un sentiment de vide insurmontable. Petit à petit cependant, on s’habitue malgré nous, et c’est ça la vraie tragédie. Quand tu traverses ce genre d’épreuve, tu n’as pas envie de t’habituer, tu veux que la douleur reste vive pour toujours."
ÉROS ET THANATOS
On s’habitue à la douleur de la perte comme s’habituera Jeanne à l’odeur répugnante qui embaume le 31/2 envahi par des essaims de mouches qu’elle occupe au-dessus d’une boucherie et dans lequel elle observera, impuissante, son couple s’étioler. "J’ai connu quelqu’un qui habitait au-dessus d’une boucherie et il y avait vraiment des mouches et une très mauvaise odeur. Les premières fois que j’allais chez lui, c’était insoutenable. À force d’être là, ça devenait effectivement moins dégueulasse, assure Berthiaume, face à notre incrédulité. Le couple qui construit ses fondations au-dessus d’une boucherie, ça me permet de créer une belle illustration physique des thèmes de la pièce. J’aimais aussi, dans la boucherie, l’idée du massacre quotidien, de l’omniprésence du sang, de la petite mort ordinaire qu’on côtoie."
Tendue comme une toile d’araignée par un réseau de métaphores soigneusement tissé, Disparitions ne se refuse pas à une certaine autodérision, incarnée par le personnage d’Alice (Marie-Pier Labrecque), la soeur un peu toquée de Jeanne, rompue à l’ésotérisme et à ses prétentions thérapeutiques. "J’ai écrit la pièce en consultant un dictionnaire de rêves assez boboche, même si je ne suis pas du tout portée vers ça", explique l’auteure, amusée par sa propre curiosité. "Le personnage d’Alice appartient à ces symboles-là. Sa manière de concevoir la vie est vraiment très Éros versus Thanatos, pulsions de vie versus pulsions de mort. Ce qu’elle dit n’est pas si fou que ça, même si c’est sous couvert d’analyse ésotérique."
À cause de son personnage d’enquêteur (Patrick Quintal), lui aussi accablé par la douleur paralysante d’une perte, et de son atmosphère généralement oppressante, Disparitions revendique une certaine parenté avec le polar, cousinage accentué par l’étrangeté des morceaux d’Erik Satie qui bercent les allers-retours entre passé et présent. "J’aime beaucoup Satie, depuis toujours. La première Gymnopédie est une des rares pièces que je peux jouer au piano. J’ai essayé de faire écho à l’écriture assez minimaliste, un peu dissonante, ironique et mélancolique de Satie. C’est comme si j’avais essayé de répondre à ses Gnossiennes avec ma pièce."
Du 10 au 27 octobre
À la salle Le Tremplin