La démesure d'une 32A : Petites poitrines, grandes émotions
Scène

La démesure d’une 32A : Petites poitrines, grandes émotions

Sous la direction de Brigitte Poupart, chef d’orchestre de l’aventure, Pascale Montpetit entre dans les personnages de Clémence DesRochers le temps d’une promenade par ses mots. Poèmes, chansons, correspondance, monologues, sketchs: toute l’écriture de cette pionnière de la scène sera entendue dans La démesure d’une 32A. Hommage à une grande auteure à la folie  contagieuse.

Les Québécois la connaissent et lui doivent beaucoup. Elle a fait germer le rire de sa langue franche et colorée sur scène, elle a décomplexé les femmes, fait entendre les petites gens et les exploités au théâtre et offert un miroir de notre société comme nulle autre. On la connaît, Clémence DesRochers, au point que son prénom suffit à l’évoquer, comme une proche, une amie, qui a dit haut et fort avec ses monologues et ses personnages pas barrés ce que tout le monde taisait. Pourtant, peu de gens l’ont lue. Son oeuvre complète fait près de 800 pages. C’est dans ce riche répertoire que la metteure en scène Brigitte Poupart a puisé pour créer La démesure d’une 32A. "On pourrait faire 15 spectacles avec l’oeuvre de Clémence", affirme Pascale Montpetit, qui est embarquée dans le projet à l’invitation de Ginette Noiseux, directrice de l’Espace Go. "Brigitte est allée en toute liberté choisir des textes. Elle voulait faire entendre toutes les formes d’écriture de Clémence et a pris comme base du spectacle des lettres (éditées par Gérald Godin et publiées chez Parti pris) qu’elle a écrites quand elle a vécu une immense peine d’amour, dans les années 1960. Le jour où cet homme l’a quittée, elle apprenait que sa mère avait un cancer du cerveau. La base du spectacle, c’est donc une femme, sans nom, qu’on présume être une auteure, qui est dans cet état-là et qui devient les personnages de Clémence. Je me transforme en vieille malade qui délire dans un centre d’accueil, en petite fille dont la mère n’est jamais là ou en acheteuse compulsive, mais je n’essaie pas d’imiter Clémence."

Les textes sont ainsi abordés comme une matière dramaturgique avec, sur scène, trois musiciens (Étienne Dupuis-Cloutier, Martin Lizotte et Pierre-Alexandre Maranda) qui accompagnent l’actrice, devant une salle disposée en cabaret. Tous les mots dits sur scène sont ceux de Clémence, qui a donné carte blanche à l’équipe et ne connaît rien du spectacle. Réjouie que ses textes remontent sur les planches, elle raconte, espiègle, comment l’écriture a forgé sa carrière d’interprète, faisant entendre le huard au téléphone depuis sa maison en face du lac Memphrémagog, narguant la journaliste assise devant son ordinateur. "J’ai fait deux ans de Conservatoire d’art dramatique, raconte-t-elle. J’étais très drôle en récréation, mais pathétique sur scène quand il fallait jouer les classiques! Si je n’avais pas écrit, je n’aurais pas fait de spectacles. L’écriture est aussi importante dans ma vie que la performance. J’ai écrit parce que je voulais faire de la scène et j’ai fait de la scène parce que je pouvais écrire. Je me suis faite moi-même. J’ai passé 50 ans à écrire et ce fut laborieux. J’espère que c’est ça qui va ressortir avec ce spectacle."

Derrière le rire

Plusieurs des textes choisis pour le spectacle sont peu connus. Toutes les chansons sont des poèmes qui n’avaient jamais été chantés, mis en musique et interprétés par Ariane Moffatt, qui fera, dit-on, des apparitions-surprises certains soirs. À quelques textes célèbres, comme La vie d’factrie, que l’actrice dit plutôt qu’elle ne le chante, se greffe tout un pan du répertoire de l’auteure moins familier au grand public, qui associe Clémence naturellement au registre comique. "Les gens m’appellent humoriste mais ce n’est pas un terme que j’aime, confie DesRochers. Quand je faisais du spectacle, ce n’était pas absolument pour faire rire. Je suis contente de pouvoir faire rire les gens: c’est une bénédiction, un don, une force rassembleuse, mais dès le départ, étant beaucoup marquée par mon père (le poète Alfred DesRochers), j’ai voulu chanter la poésie, la nature, la beauté, la tristesse, très souvent sous forme de poèmes qui ont été mis en musique ensuite."

Loin du stand-up comic, le spectacle créé ici fait voir la mélancolie et la théâtralité derrière le rire de Clémence. Le poème Maman, mis en musique par Moffatt, fait entendre la beauté tragique des vers de l’auteure dans un hommage bouleversant à sa mère. "Si les gens ne rient pas, ça ne me dérange pas du tout, admet l’actrice. Ce n’est pas écrit pour être agressivement drôle. Clémence est un exemple frappant de cet alliage du rire et de la mélancolie. Les deux mondes ne sont pas exclusifs ou étanches chez elle. Ils cohabitent." Sous la forme d’une déambulation, Pascale Montpetit fera donc vibrer la langue animée de l’auteure qui a dépeint l’âme et l’esprit des Québécois en toute liberté, affranchie des tabous, émerveillée et cinglante. Ses portraits, tendres et satiriques à la fois, n’ont pas pris une ride. "Brigitte avait beaucoup en tête de ne pas faire un cabaret nostalgique ou une reconstitution historique, explique Montpetit. C’est comme feuilleter un album de photos de famille, mais ce n’est pas daté."

Pour celle qui a tout écrit sur les femmes, ménopausées, frustrées, révoltées, sur les colonisés, les abusés et les sans-voix, les choses n’ont pas tellement changé. "Je suis toujours partie de choses qui me touchaient ou qui me dérangeaient, tout près de moi, et ces choses-là ne changent pas parce que les situations humaines n’évoluent pas beaucoup", croit DesRochers. Ce qui a le plus changé, selon elle? "La liberté que les femmes ont acquise." Et le moins changé? "Des hommes épais!" lance-t-elle de son impérissable franc-parler, rappelant que sa matière première a été les femmes parce que ce sont elles qu’elle a fréquentées (à l’école avec les soeurs, entre autres). "Je parle de ce que je connais", dit-elle, citant son père.

Première chansonnière et monologuiste québécoise, seule femme, ou presque, à faire de la scène à l’époque de ses débuts, Clémence DesRochers avoue qu’elle ne referait pas le même cheminement, assez pénible, qui l’a menée jusqu’à la célébrité. "C’était une espèce de folie que j’avais dans la tête de vouloir faire de la scène, et quand j’écrivais, j’avais la foi." "Une fille qui décide d’entreprendre ses propres projets, c’était une rareté", rappelle Montpetit. "Yvon Deschamps redit chaque fois qu’il en a l’occasion que c’est Clémence qui l’a incité à écrire des monologues, et Michel Tremblay dit que Les belles-soeurs lui ont été inspirées par le sketch Les jeudis du groupe de Clémence", ajoute la comédienne. C’est dire l’importance que Clémence a eue dans notre paysage culturel! Quant à l’actrice qui avait envie de "faire la folle" sur scène, et qui partage le 32A avec Clémence et Brigitte, on ne s’inquiète pas trop pour elle. Le terrain a été bien défriché par une femme qui, malgré sa petite poitrine, en a dans la cage!

Du 13 novembre au 8 décembre
À l’Espace Go

La chanson "Maman", tirée du spectacle, est disponible en écoute exclusive ici!